Evénements

PEINTURE ET CONTEMPLATION

SAISON 2019-2020 – contemplations en temps de confinement
Comme promis, nous prenons soin de vous adresser de petits messages, voire même une méditation autour d’une œuvre d’art, d’un texte de littérature, roman, prose ou poésie, de façon à ce que temps de confinement devienne aussi un temps de ressourcement.
Ces propositions peuvent susciter vos réactions. N’hésitez pas à échanger à leur sujet.

“La méditation selon Caspar-David Friedrich”

L’oeuvre peint de Caspar David Friedrich (1774-1840) est un voyage au fond de l’âme qui trouve dans la mystique rhénane une source d’inspiration et de contemplation. Contre toute attente, l’imaginaire de ce peintre de paysage, où jamais rien n’est secondaire, devient une désimagination proche de l’insaisissable « gelassenheit » de Maître Eckhart et de Jean Tauler. La contemplation de la nature selon Caspar-David Friedrich est une authentique méditation au-delà de tout créé. Longtemps mésestimée, au profit d’une seule interprétation esthétique, littéraire ou philosophique, cette source d’inspiration spirituelle permet d’ailleurs de saisir comment ce peintre romantique est un précurseur de l’abstraction dans les arts d’Occident.

Un peintre de paysage

Né à Greifswald en Poméranie, en 1774, et formé aux arts du dessin, de la gravure et de la peinture à l’Académie des beaux-arts de Copenhague, entre 1794 et 1798, Caspar-David Friedrich accomplit sa carrière de peintre de paysage à Dresde où il s’établit en 1798 et meurt en 1840. Son atelier au bord de l’Elbe est immortalisé par plusieurs de ses toiles, dont la Femme à la fenêtre (1822). Selon le sculpteur français David d’Angers, venu rendre visite au peintre en 1840, « les ouvrages de cet homme forcent à rêver ; ils sont tellement poétiques ; ils donnent admirablement la tragédie du paysage ».
Or contrairement à cette affirmation, les sentiments exprimés dans ses tableaux ne se réduisent pas à la tragédie, ni même à la mélancolie. Bien qu’il soit profondément marqué par la mort depuis sa plus tendre enfance, avec les disparitions successives de sa mère, d’une de ses sœurs, et surtout de son frère Johan-Christoffer qui se noie en tentant de le sauver lors d’une partie de patinage sur la Baltique gelée, Caspar-David Friedrich apprend à se préserver de toute tentation morbide.

« Je ne dois pas seulement peindre ce que je vois devant moi, mais aussi ce que je vois en moi-même. Si je ne vois rien en moi-même, mieux vaut cesser de peindre ce que je vois devant moi. Car si je me hasarde à peindre, alors que je ne vois rien en moi-même, mes tableaux ressembleront à ces paravents blafards que l’on trouve dans les hospices et derrière lesquels on s’attend à trouver des malades ou des morts. »

C’est donc le vivant, et le fonds vivant de toute chose et de la nature qui retient l’attention du peintre.Familiarisé dès sa jeunesse avec les riants attraits d’une nature dont il sait goûter les charmes, Friedrich ne cesse de peindre plaines, montagnes, orée des bois et rivages avec une candeur, parfois teintée de naïveté. En réalité, ses paysages des côtes baltiques, de l’île de Rügen et des imposants massifs du Riesengebirge, ont une vocation éminemment symbolique. Son œuvre peint n’est pas une simple évocation de la nature pour elle-même, mais un univers total, « absolu ».

Marqué dès sa jeunesse par la prédication du pasteur et poète Ludwig Gotthard Kosegarten (1758-1818), qui célèbre la Cène en plein air, sur le rivage, Friedrich est un héritier de l’art des peintres des Pays-Bas qui, au XVIIe siècle, insufflent un sentiment religieux dans leurs paysages, au gré d’une contemplation entre ciel, mer et terre.

“Vie de la terre” et symbolisme

Selon le philosophe et paysagiste, Carl-Gustav Carus (1789-1869), l’auteur des Neuf lettres sur la peinture de paysage écrites après une première rencontre avec Friedrich en 1820, puispubliées en 1831, la tâche du peintre de paysage consiste, à représenter le « devenir » de la nature, « la vie de la terre », et à y faire sentir la présence du divin. Selon Carus, qui retranscrit le propos de Friedrich, « le nom banal de paysage ne peut plus suffire, (…) il faudrait donc chercher un autre terme, celui de représentation de la vie de la terre – Erdlebendbild. (…) tout aspect de la vie de la terre, même le plus paisible et le plus simple, est un digne et bel objet de l’art, à condition que l’on saisisse exactement son sens propre et l’idée divine qu’il cache en lui-même. »

Le peintre s’engage alors dans une mystique, « non pas cette mystique bornée, superstitieuse, qui voudrait introduire en fraude dans le cercle de l’art vivant n’importe quel symbole reçu de la convention et de la tradition, (…) mais de la mystique qui est aussi éternelle que la nature, la « nature mystérieuse en plein jour », parce qu’elle ne veut rien d’autre que l’intimité avec les éléments et avec Dieu et qu’elle doit, de ce fait même, rester compréhensible à tous les temps et à tous les peuples. »

La Croix dans la montagne (1808) représente une tentative pour remplacer le symbolisme traditionnel de la peinture religieuse par un symbolisme inspiré de la nature qui, remplie de Dieu, est en elle-même un livre. Dans ce tableau d’autel, le Christ est véritablement l’image du Dieu invisible, tel un crucifix qui, tourné vers le couchant et baigné de lumière, resplendit au sommet d’un sommet rocheux où s’enracinent des sapins irrigués d’une sève pleine de vie.

Abandonnant la représentation traditionnelle du Crucifié au profit d’un crucifix fiché dans la nature, Caspar-David Friedrich illustre l’Épître de Paul aux Colossiens (Co, 1, 15) comme elle ne l’a jamais été dans aucun autre retable d’Église. Plus intérieur encore, Le moine au bord de la mer (1810) offre au paysage de dévoiler l’âme humaine dans sa nudité. Tel un homme qui, dans sa solitude, cherche à voir au-delà du rivage, l’âme humaine trouve sa fin ultime sur un chemin dépouillé de toute image. Le moine au bord de la merrévèle un processus de entbildung, ou de désimagination, qu’on retrouve dans les Falaises de Rügen(1818) et la Femme au soleil couchant (1820), où tout concoure, selon l’expression de Jean Tauler « à traverser les images pour aller au-delà des images ».

Caspar-David Friedrich et la mystique rhénane

L’oeuvre peint de Caspar-David Friedrich n’est pas une quelconque illustration de l’œuvre de Maître Eckhart (1260-1328), ni même des sermons de Jean Tauler (1300-1361). Cependant, outre l’analyse de ses tableaux, la plupart de ses écrits, lettres, poésie et aphorismes, révèlent une sensibilité spirituelle en étroite connivence avec la mystique rhénane. Friedrich peint à l’aube du XIXe siècle lorsque le monde religieux, littéraire et philosophique de la jeune Allemagne redécouvre la mystique médiévale.

Il ne s’agit pas tant d’une découverte que d’une reviviscence des sources de la théologie de l’Église luthérienne et du Piétisme. Martin Luther, qui a une haute estime de Jean Tauler, édite et préface à deux reprises, en 1516 et en 1518, la Deutsch Theologia, ouvrage anonyme traditionnellement attribuée au plus fidèle disciple de Maître Eckhart. Par ailleurs, dans ses Pia desideria, manifeste du piétisme édité en 1675, Philippe-Jacques Spener (1635-1705) recommande la lecture des Sermons de Jean Tauler. Cet enracinement spirituel et profondément biblique conforme la pensée du peintre romantique. Élevé à Greifswald dans un milieu piétiste, Friedrich n’hésite pas à paraphraser la Bible pour exprimer ses théories sur l’art de peindre. « On pourrait recourir aux mots employés dans les Saintes Écritures : Et si tu avais toute la sagesse du monde, mais n’avais pas l’amour, tu serais comme un minerai sonnant et un grelot tintant. Ou encore, si tu comprenais l’art de faire trembler le pinceau mieux que quiconque sur toute la surface de la terre, mais qu’il te manquait le sentiment qui donne la vie, toute ton habileté ne serait que travail mort. »

Par ailleurs, ses sonnets, comme Der Morgenet Der Abend, consonnent davantage avec les hymnes du Gebetbuchpiétiste qu’avec la poésie de Goethe et de Novalis. À Dresde, cette inspiration religieuse, ravivée par sa fréquentation d’un cercle littéraire où s’illustrent le peintre Philipp Otto Runge (1777-1810) et l’écrivain Ludwig Tieck (1773-1853), retrouve la veine spirituelle des mystiques médiévaux, considérés en 1824 par Hegel « comme les patriarches de la philosophie allemande ». Caspar-David Friedrich est en parfaite consonance avec le panenthéisme des mystiques médiévaux lorsqu’il affirme que « l’homme noble (le peintre) reconnaît Dieu en toute chose, tandis que l’homme commun (le peintre aussi) ne voit que la forme et non l’esprit. »

Ses aphorismes, formellement plus proches du traité spirituel que du discours philosophique, évoquent enfin le thème de la vision dans des termes empruntés à la Deutsch Theologia : « ferme l’oeil de ton corps afin de voir ton tableau d’abord par l’oeil de l’esprit. Puis mets au jour ce que tu as vu dans l’obscurité, afin que ta vision agisse sur d’autres, de l’extérieur vers l’intérieur. »

Cet enracinement dans l’héritage des mystiques rhénans permet donc de comprendre un processus de création fortement marqué par la entbildung, ou la désimagination, qu’aucune étude n’a relevé jusqu’à présent, pas même lors de l’exposition Aux origines de l’abstraction (1800-1914), présentée en 2003 au Musée d’Orsay à Paris. Précurseur de l’abstraction, Caspar-David Friedrich est en réalité un héritier inattendu de la veine spirituelle rhénane.

L’oeuvre peint de Caspar-David Friedrich est non seulement une représentation de la vie de la terre, la Erdlebendbild théorisée par Carl-Gustav Carus, mais aussi et surtout un chemin de méditation où, conformément à l’exhortation de Jean Tauler, l’homme doit « traverser les images pour aller au-delà des images ». Ainsi, dans un petit tableau aujourd’hui conservé à Essen, une femme, tournée vers le couchant et baignée de lumière, achève sa course au bord du chemin, là même où « le chemin est sans chemin » selon l’énigmatique expression de Maître Eckhart. Perdue en contemplation, cette figure nous invite à devenir un regard infiniment créateur pour connaître enfin tel que nous sommes connus de Dieu lui-même. « Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. À présent je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu » (1 Co 13, 12).

frère Rémy Valléjo

29 avril – Prier le rosaire ensemble

Souvenez-vous
ô très misécordieuse Vierge Marie,
qu’on n’a jamais entendu dire
qu’aucun de ceux qui ont eu recours
à votre protection,
imploré votre assistance
ou réclamé vos suffrages,
ait été abandonné.
Animé de cette confiance,
ô Vierge des vierges, ô ma mère,
je viens vers vous,
et gémissant sous le poids
de mes péchés,
je me prosterne à vos pieds.
O Mère du Verbe incarné,
ne méprisez pas mes prières,
mais écoutez-les favorablement
et daignez les exaucer.
Amen.

Saint Bernard de Clairvaux

Le retable d’Issenheim peint par Matthias Grünewald

L’ŒIL ÉCOUTE

Chef-d’œuvre du peintre Matthias Grünewald (1480-1528), réalisé entre 1512 et 1516 pour la commanderie des Antonins d’Issenheim, en Alsace, le retable à plusieurs volets est conservé au Musée Unterlinden de Colmar.

“C’est la chair et le sang du mystère divin que tout homme porte en lui, à son insu ou consciemment et qui, remué dans son germe et attisé dans sa croissance et dans son rayonnement, sursaute en étincelles et se révèle en flammes au milieu des nuits terrestres que nous traversons.”

Richard Brunck de Freundeck

L’ŒIL ÉCOUTE

Stefan Zweig, un homme de lettre à l’écoute du retable de Matthias Grünewald

“Dans ses couleurs de feu, l’extase portée à son comble, des teintes devenues fanatiques, la vision apocalyptique de la chute et de la résurrection… un élan sauvage, l’ivresse divine, le délire sacré, l’extase faite image. Quand bien même on se serait appliqué cent fois, mille fois, à partir de reproductions les plus remarquables, à approcher le secret  de ces panneaux rayonnant d’une puissance démoniaque, ici seulement, face à cette bouleversante réalité, on se sent envoûté corps et âme et on sait qu’on a vu de ses propres yeux l’un des miracles picturaux de notre monde.”

Stefan Zweig

L’ŒIL ÉCOUTE

Richard Brunck de Freundeck, un peintre à l’écoute du retable de Mathias Grünewald

Dans le plus lumineux de ses essais, Grünewald ou le paradoxe, écrit en 1947, Richard Brunck de Freundeck ne se contente pas de commenter le retable d’Issenheim peint par Matthias Grünewald. En effet, sous la conduite du chanoine Joseph Walter qui, « au lieu de ramener la peinture dans la perspective des temps modernes, s’emploie au contraire à l’enfoncer le mieux possible dans le foyer de ses origines », Richard entre littéralement dans l’œuvre, par pure sympathie avec l’émoi d’un artiste qui, dans son dessein, le trait et la matière, retrouve l’élan du geste créateur. Dès lors, en évoquant l’art de Matthias Grünewald, comme aucun critique, poète ou romancier, pas même Joris-Karl Huysmans, ne l’ont fait avant lui, Richard dévoile « le plus intime de son intime ». L’essai qui déploie avec une rare sagacité une connaissance de l’œuvre, mais aussi du peintre et de son siècle, devient alors un miroir de l’âme hantée par la solitude et délivrée de ses combats intérieurs par pur renoncement et humilité. 

« Le retable d’Issenheim n’est pas un coffret d’énigmes plus ou moins frelatées, offert à la curiosité, il est ce cycle grandiose consacré à la gloire du Dieu incarné et qui se révèle dans ses flammes successives, avec tout ce qu’il comporte de luttes et de souffrances atroces pour le salut de l’homme et pour la rédemption du monde. Il nous montre dans sa vérité brûlante et, pour ainsi dire, hurlante, cette lutte contre les ténèbres à laquelle nous sommes, par notre destin même, condamnés. Il nous fait passer, à travers les solitudes et la désolation de l’âme, jusqu’à cet étrange rayonnement, à la fois infiniment proche et infiniment lointain, mais qui nous écrase et nous refoule dans une humilité subite et forcée. Grünewald atteint des cimes qui nous font peur, non parce qu’il a su créer des monstres à la façon de Jérôme Bosch, ou des anges à la manière des peintres chinois, mais parce qu’il a cru, avec toute la force de son génie, à l’évidence de l’antagonisme Bien et Mal dont Christ fut à la fois l’enjeu et le Héros. »

« Bien entendu, Grünewald n’est pas le seul à avoir interprété avec grandeur l’épopée divine ; Giotto et beaucoup d’autres l’ont réussie avant lui. Or, il est assez surprenant de constater que Grünewald aborde le premier l’épopée divine dans sa racine et dans sa tige, dans ce qu’elle a de plus abrupt et de plus intransigeant et qu’il pose le problème, non point uniquement comme chose acquise et respectée,mais comme chose proposée toute entière, et sans accommodements factices, à la purgation de l’être par le feu, la souffrance et la mort. En d’autres termes, Grünewald, au lieu d’intégrer doucement la geste Divine dans le geste quotidien de l’homme, à la manière d’un exercice prophylactique qui persuade et fortifie tout en même temps, se plaît à mettre, brutalement et sans ménagements possibles, la nature divine en contact avec la nature humaine et, constatant les déchirures qui en résultent dans les profondeurs de notre pauvre humanité, il cherche à en clouer les lambeaux palpitants dans une peinture, où certes, parmi l’obscurité des épreuves et l’expérience des douleurs, vibre déjà l’aurore de je ne sais quelle résurrection bienheureuse. »

« Grünewald est, sur les routes du devenir, l’errant par excellence, celui qui ne connait ni foyer, ni repos. Sa flamme le consume, mais sans l’entamer le moins du monde et pour le rendre à chaque expérience plus vibrant qu’il n’était, à la manière d’un archet dont la qualité sonore s’échauffe dans la combustion d’un jeu passionné mais soutenu. « Meurs et deviens » telle aurait pu être sa devise si, au préalable, il n’avait éprouvé le désir de galvaniser la matière colorée en y gravant des stries et des blessures de sang et de lumière, assez souples pourtant pour imiter, dans leurs sillages et dans leurs détours, le fil contenu d’une incantation. »

« Pour lui, comme pour beaucoup de penseurs de sa race, compte seul le bond qui, à travers le mystère de la mort, nous délivre de l’obsession de la vie. Il semble qu’au goût de sacrifice, mêlé à je ne sais quel désir étrange de se perdre et de renaître à la fois, habitait sa bouche accoutumée au tranchant des prophéties. Il pensait que la douleur n’était pas pour l’humanité une charge à éviter, un aléa avec lequel il fallait nécessairement composer, mais la tranchée fatale, l’incision noirâtre et cendreuse. » 

« La scène du Calvaire est pour lui, en plus du mystère du Dieu Crucifié, le symbole de cette disjonction et de cette plaie morte, au-delà desquelles se découvrent, comme à travers les brumes de l’aurore, les sommets où règne la parfaite connaissance – Grünewald n’est pas porteur de joie ; il n’est pas celui d’où l’amour émane ainsi que d’un foyer doucement entretenu : il est l’appariteur de la lumière, la fente par laquelle elle fuse et se manifeste, la déchirure par laquelle elle se précipite, plus terrible qu’émolliente du haut du tribunal où siège le Père. Certes, il permet à l’amour de rayonner ; mais c’est un phénomène qui traverse l’âme et la saisit brusquement comme si, d’abord repliée sur elle-même, elle s’épanouissait soudain sous l’éclat du soleil en glorifiant la toute puissance de Celui qui dispose à son gré de notre félicité. » 

Tel un poème symphonique, selon une métaphore musicale, ou plus exactement orchestrale, qui revient régulièrement sous la plume de Richard Brunck, le texte se déploie en thèmes successifs qui s’agrègent et se prolongent jusqu’au plus fin silence. 

« L’esprit de Grünewald a cela de surprenant : c’est qu’il est toujours absent de son objet et toujours dispersé autour de lui comme un fluide ; il habite, selon l’expression que Rilke donnera plus tard à son univers, nulle part et partout, c’est-à-dire dans le silence qui sépare deux évènements également éloignés et rapprochés de l’un et de l’autre : une fin et une résurrection. »

C’est au cœur de ce silence que Richard Brunck redécouvre le mystère de Noël. Il s’agit non seulement du mystère du buisson ardent, jadis approché par Moïse et commenté par les Pères de l’Église, mais aussi et surtout du mystère de la nuit pascale, célébrée et chantée par la liturgie. « Enfoncé dans les origines » du retable, grâce aux éclairages du Père Joseph Walter, l’artiste redécouvre les « figures » du mystère chrétien. Telle la lumière des commencements, le Fiat Luxdu  Livre de la Genèse qui, aux jours de la Nativité et de la Résurrection, révèle l’essence de la Vie. 

« Assurément, Grünewald ne suivait plus dans cette Nativité la prose littérale du texte. Cette fête de Noël était pour lui, non point au figuré mais au propre, un véritable concert, un firmament perçu au fond du puits d’épouvante, quelque chose comme des flammes purgatives qui soudain, et par miracle, se changeraient en étincelles de jubilation et en trépidations de lumière. Non pas que ce soit la métamorphose totale de l’âme en papillon céleste car, parmi ces bigarrures et ces copeaux contournés qui volent en éclat dans tous les sens, sous les brûlures qui les attisent et qui les rongent la nuit, la terrible nuit de Grünewald subsiste toujours et se blottit au fond du sanctuaire. Mais c’est la rupture des ténèbres, la fin du cycle infernal que nous apporte l’Enfant nouveau-né, lui, le plus sûr garant de notre résurrection spirituelle. »

Entré tout entier dans la matière, l’écriture et l’esprit du retable de Matthias de Grünewald, Richard Brunck découvre le mystère d’une nouvelle naissance. Face à la Vierge à l’Enfant, il voit davantage qu’une simple Nativité, telle que des générations d’artistes l’ont représentée, car il découvre l’âme renaissante d’une humanité créée à l’image et à la ressemblance de Dieu.

« Or, l’être encore faible que la Vierge tient dans ses bras, est notre âme renaissante, accédant, par le symbole du Christ, à une vie nouvelle sous le regard direct du Père. »

Véritable transfiguration, suggérée par l’éclair et l’embrasement d’un feu pascal, cette renaissance se confond alors avec le mystère de « l’étincelle de l’âme » des mystiques rhénans, de la « vive flamme » de Jean de la Croix et de la « fine pointe de l’âme » de Thérèse d’Avila. 

« C’est la chair et le sang du mystère divin que tout homme porte en lui, à son insu ou consciemment et qui, remué dans son germe et attisé dans sa croissance et dans son rayonnement, sursaute en étincelles et se révèle en flammes au milieu des nuits terrestres que nous traversons. »

Grünewald et le paradoxe est non seulement l’un des plus beaux et des plus pertinents commentaires sur le retable d’Issenheim, mais c’est aussi un miroir de l’âme d’un homme qui, pour ne point se laisser saisir par les ténèbres, traverse ses propres nuits et celles de son siècle avec humilité, plutôt que de les combattre avec l’aveuglement d’un cœur incertain, meurtri et endurci. D’ailleursl’œuvre gravé de Richard Brunck de Freundeck représente non seulement une spiritualisation, mais aussi une conversion lorsque l’homme se surmonte lui-même, avec humilité, pour devenir l’« âme agissante » qu’il est de toute éternité.

frère Rémy Valléjo


La Résurrection selon fra Angelico

Cellule N° 31 du couvent San Marco

La descente aux enfers

La descente aux enfers, c’est le feu de la charité qui bravant la mort embrase de tout son éclat le royaume des ombres. Le Christ ressuscité, dans la lumière et la brise du matin de Pâque, force et franchit la porte des enfers pour offrir aux patriarches, prophètes et rois des temps anciens, de venir à nouveau au jour. Saisi par la main, Abraham, le juste et l’ami de Dieu, ouvre le cortège de sa descendance appelée à voir le Seigneur « face à face » et non plus seulement comme dans l’ancienne Alliance, « dans les figures par lesquelles Dieu a parlé à nos pères » (Hb 1,1). Cette « descendance d’Abraham », selon l’Épître aux Hébreux (Hb 2, 14-18), c’est la multitude des hommes et des femmes à qui Dieu offre de partager sa vie depuis les premiers jours de la création. Inspirée par un sermon d’Épiphane de Salamine, proclamé d’ordinaire aux matines du Samedi Saint, cette descente de Jésus-Christ aux enfers est l’expression même de la foi pascale. Cependant, d’après le dessein du peintre, et l’exécution a fresco d’un de ses disciples, ce n’est pas seulement la porte des enfers que le Christ force du feu de sa charité, ni même la porte d’une cellule, que révèle l’architecture d’un mur nu et dépouillé, mais bel et bien le cœur d’un frère prêcheur, généreux mais encore mêlé. En effet, le Ressuscité fait fuir de devant lui les « phantasmata » des hymnes grégoriennes qui tels des démons logés dans les antres obscurs et accidentés des enfers, demeurent encore dans le coeur de l’homme de prière. Conformément aux paroles de l’antique hymne de complies, Te lucis ante terminum , le Seigneur vient ainsi « dissiper les songes et les angoisses de la nuit » pour « garder l’homme sans fin dans son amour ».

Cellule N° 8 du couvent San Marco

Les saintes femmes au tombeau

Sous l’orbe ténébreux d’une grotte sépulcrale, la lumière du Ressuscité jaillit non seulement du tombeau, mais aussi encore davantage du cœur de ses disciples. Marie Madeleine, Marie mère de Jésus et les deux autres Marie, s’avancent toutes tremblantes et tout en pleurs, avec leurs vases de myrrhe et d’aloès, jusqu’au seuil du tombeau, un sépulcre de marbre blanc dont il n’y a plus à soulever la pierre qui le refermait. Contre toute attente, là même où reposait le messie crucifié, siège désormais un ange « à l’aspect de l’éclair, vêtu d’une robe blanche comme neige » (Mt 28, 3). De sa main gauche, l’envoyé du Seigneur, invite à constater le vide, quand de sa main droite il désigne un ailleurs. « Ne craignez point, vous : je sais bien que vous cherchez Jésus le crucifié. Il n’est pas ici, car il est ressuscité comme il l’avait dit. » (Mt 28, 5-6). Plus prompte que ses compagnes saisies d’effroi, Marie-Madeleine s’avance, approche et penche tout son être au-dessus du sépulcre, une main en visière pour mieux voir et constater l’absence du corps de son Seigneur. Marie, mère de Jésus demeure amène et silencieuse, une main ramenée tout contre son cœur. Légèrement à distance, saint Dominique, agenouillé près de l’ange, peine lui aussi à constater cette absence. Mais dans le recueillement de sa prière, ses deux mains ramenées sur la poitrine, il découvre que son cœur est le seul lieu où le Christ demeure« tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 16-20). Car le Seigneur, qui à l’insu de tous s’élève dans la gloire, étendard et palme du martyre en main, ne se trouve nulle part ailleurs que dans le cœur d’un disciple abandonné à la grâce du Ressuscité. 

Cellule N° 1 du couvent San Marco

Noli me tangere – L’apparition à Marie-Madeleine

Aux premières lueurs du jour, la Résurrection du Christ suscite Marie-Madeleine à une vie nouvelle. Dans un jardin printanier, protégé par sa clôture de claies tressées, le Christ Ressuscité éveille Marie-Madeleine à la vie, non pas seulement la vie des sens, du regard et du touché, mais la vie en abondance, d’une âme aimée et réconciliée. Encore toute troublée de n’avoir rien trouvé dans le tombeau encore ouvert sur l’obscurité, Marie-Madeleine d’atteindre le Ressuscité qu’elle prend à tort pour un jardinier (Jn 20, 11-18). Debout, devant elle, bêche posée sur l’épaule, le Christ est non seulement le jardinier de son imagination confuse, mais aussi et surtout le « vrai jardinier de nos âmes » qui, selon les traités spirituels d’Antonin de Florence, offre au « jardin de nos âmes » de porter son fruit. D’un geste, il offre à Marie Madeleine de ne point le retenir, pour lui apprendre à découvrir « le chemin du salut de nos âmes ». Souvenir du lointain Eden, où l’Adam, homme et femme, était l’intime de Dieu avant que le péché ne brise l’Alliance (Gn 2 et 3), le jardin de la résurrection évoque donc l’idéal de la vie du cloître, quand l’âme humaine, enfin abandonnée à l’amitié divine, ne cherche plus rien à retenir mais donne sa vie en abondance. Dès lors, ce n’est plus seulement le Christ qui sort du tombeau, c’est aussi l’âme humaine, qui telle une nouvelle Ève est suscitée dans le jardin. Au gré d’un retournement inattendu, propre à la tradition spirituelle des Ordres mendiants, ce n’est pas seulement Marie, mère de Jésus, qui est la nouvelle Ève, c’est aussi la pécheresse repentie, l’Apôtre des apôtres de la liturgie, appelée à porter la Parole auprès de ses frères. 


Fra Angelico

À l’aube du Quattrocento, lorsque la Renaissancebaigne de sa lumière les terres de Toscane, l’œuvre peint de fra Angelico (1385-1455) bénéficie de la sève pleine de vie de la tradition dominicaine, dite de l’Observance, et offre sa plus belle floraison à Florence, dans le cloître du Couvent san Marco. 

Fra Giovanni de Fiesole, dit fra Angelico est non seulement un maître dans le métier des arts du dessin et de la couleur, qui jamais ne cesse d’approcher l’idéal de la beauté prônée par les peintres Giotto (1266-1337), Lorenzo Monaco (1370-1324), Masaccio (1401-1428). Mais, c’est aussi et surtout un fils en religion de saint Dominique, qui, député par vocation à prêcher, est profondément enraciné dans la loi d’amour de charité qu’inspire l’Évangile. Si donc, parmi les prémices de la Renaissance florentine, fra Angelico rayonne d’une grâce particulière, c’est parce que dans ses miniatures, ses fresques et ses retables, tel l’ineffable Couronnement de la Viergedu Louvre, la beauté idéale se confond avec la Lex amorisexaltée par la tradition dominicaine. Hymne à la loi d’amour divin accomplie dans le Christ Jésus, le cycle peint de l’Armoire des ex-voto d’argent de la Santissima Annunziata, aujourd’hui conservé au couvent san Marco à Florence, représente le testament spirituel de fra Angelico. En effet, en véritable fils de saint Dominique, député à la prédication, fra Angelico contemple et transmet ce qu’il a contemplé : la naissance, l’enfance, la compassion, la passion, la mort et la résurrection du Christ Jésus.

D’après une sentence attribuée à fra Angelico par une chronique du XVIe siècle, « celui qui veut peindre le Christ doit toujours vivre avec le Christ. » Contrairement à ses frères, tels Jean Dominici (1355-1419) et saint Antonin de Florence (1389-1446), célèbres à Florence dans l’art de prêcher, aucun des sermons de fra Angelico n’a été pieusement collationné, mais, pour qui sait contempler, son œuvre peint est en soi un florilège spirituel, un « Hortulus animae », un véritable jardin de l’âme où Dieu se plaît à demeurer. Ayant vécu une longue et réelle intimité avec le Christ, ce fils de saint Dominique a su authentiquement exprimer la paix de Dieu et la faire rayonner. Selon le peintre Alfred Manessier (1911-1993), « peu d’hommes sont parvenus à cette paix ineffable et l’ayant vécue ont ainsi le droit de la dire. »

“Contempler et transmette ce qu’on a contemplé”

Communément appelé fra Angelico, Guido di Piero, entre en religion sous le nom de fra Giovanni et doit son surnom au frère Dominique Corella qui, dans son Theotocon, fait l’éloge du frère dominicain. Dans cet ouvrage dédié à Piero de Médicis en 1469, fra Giovanni est présenté et loué comme un « Angelicus pictor (…) pas moins grand par la réputation que Giotto et Cimabué. » Ce surnom qualifie non seulement le peintre, mais aussi le frère prêcheur qui, par son art, égale l’autorité de saint Thomas d’Aquin, le maître en théologie, honoré dès le XIVe siècle du titre d’« Angelicus doctor ». Dans la tradition dominicaine et scolastique, angelicusest bien plus qu’un simple titre, c’est un qualificatif qui désigne l’essence de l’ordo praedicatorum. En effet selon le frère Thierry d’Apolda (1228-1300), « l’ordre des prêcheurs est le plus semblable à l’ordre angélique ! En effet, il loue, il bénit, il prêche ; et c’est aussi, comme tout le monde le sait, l’office des anges. » Attaché à la tradition dominicaine, ce qualificatif ne tarde pas à devenir un hommage de la « vox populi ». Ainsi, dans sa Divine Comédie, Dante affirme que Dominique fut «par sa sagesse sur la terre, une splendeur de la lumière des chérubins » quand François, le pauvre d’Assise fut « toute ardeur séraphique ». Fra Giovanni, dit fra Angelico, incarne donc la vocation profonde d’un fils de saint Dominique qui, tel l’ange messager de Dieu, contemple et transmet ce qu’il a contemplé. Contemplare et contemplata aliis tradere.

frère Rémy Valléjo