Désarme-moi, désarme-nous, désarme-les

Homélie du frère Nicolas Burle, 6e dimanche du temps ordinaire, 16 février 202

L’évangile de ce dimanche est difficile, exigeant, radical. Pourtant, il existe quelque chose de bien plus difficile que de s’arracher un œil ou de se couper la main. Tout cela semble finalement beaucoup moins coûteux que ce commandement du Christ :

« lorsque tu vas présenter ton offrande à l’autel, si, là, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande, là, devant l’autel, va d’abord te réconcilier avec ton frère, et ensuite viens présenter ton offrande. »

Parmi les sujets les plus difficiles pour une homélie, le pardon et la réconciliation arrivent largement en tête. Qu’il est difficile de parler de ce que l’on vit avec grande peine ! La Parole de Dieu nous invite pourtant au courage en nous demandant d’aller parler en face à celui qui a quelque chose contre nous. Cela est exigé avant d’aller présenter notre offrande à l’autel. C’est-à-dire maintenant, avant de célébrer l’eucharistie.

À l’idée d’aller voir notre frère, nous sommes souvent paralysés par cette autre phrase de l’évangile que nous ne comprenons peut-être pas de façon juste : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés. » Mais ce que nous faisons est bien pire que de juger : nous condamnons les personnes sans même leur avoir offert un jugement équitable, sans les avoir écoutées.

Vous avez peut-être noté que le Seigneur nous connaît bien. Il nous connaît même par cœur. Il nous demande d’aller parler à celui qui a quelque chose contre nous. Il sait bien que nous pensons évidemment que c’est l’autre, toujours, qui a quelque chose contre nous, c’est lui qui a tous les torts envers nous. Mais le Seigneur nous invite aussi à regarder notre lâcheté quand nous vidons notre sac à tout le monde sauf à cette personne. Ou quand nous nous taisons mais pour mieux ruminer notre amertume, notre rancœur. Quand nous entrons dans un processus de destruction progressive de toute relation.

Nous récolterons ce que nous avons semé dans notre vie. Que récolterons-nous donc en semant ainsi la haine, la colère, la médisance, le mépris, la rancune ? « Le Seigneur a mis devant toi l’eau et le feu : étends la main vers ce que tu préfères. La vie et la mort sont proposées aux hommes, l’une ou l’autre leur est donnée selon leur choix. »

En écoutant ces mots de Ben Sira le Sage, je repense au frère Christian de Chergé, le prieur des moines de Tibhirine, qui priait ainsi : « Seigneur, désarme-moi. Désarme-nous. Désarme-les. » Ou à notre frère le Bienheureux Pierre Claverie, évêque d’Oran assassiné en août 1996, qui écrivait pendant la guerre civile :

« Né en Algérie, j’ai passé mon enfance dans la « bulle coloniale », non qu’il n’y ait eu des relations entre les deux mondes, loin de là ; mais, dans mon milieu social, j’ai vécu dans une bulle, ignorant l’autre, ne rencontrant l’autre que comme faisant partie du décor. Peut-être parce que j’ignorais l’autre ou que je niais son existence, un jour, il m’a sauté à la figure. Il a fait exploser mon univers clos, qui s’est décomposé dans la violence – mais est-ce qu’il pouvait en être autrement ? – et il a affirmé son existence.

L’émergence de l’autre, la reconnaissance de l’autre, l’ajustement à l’autre, sont devenus pour moi des hantises. C’est vraisemblablement ce qui est à l’origine de ma vocation religieuse. Je me suis demandé pourquoi, durant toute mon enfance, étant chrétien – pas plus que les autres –, fréquentant les églises – comme d’autres –, entendant des discours sur l’amour du prochain, jamais je n’avais entendu dire que l’Arabe était mon prochain. Peut-être l’avait-on dit, mais je n’avais pas entendu. Je me suis dit : désormais, plus de murs, plus de frontières, plus de fractures. Il faut que l’autre existe, sans quoi nous nous exposons à la violence, à l’exclusion, au rejet.

Découvrir l’autre, vivre avec l’autre, entendre l’autre, se laisser aussi façonner par l’autre, cela ne veut pas dire perdre son identité, rejeter ses valeurs, cela veut dire concevoir une humanité plurielle, non exclusive. »

Je sais bien que cela est très difficile. Le chemin est long pour parvenir à désarmer nos paroles, pour que nos paroles cherchent toujours à édifier et non à détruire. Mais je peux témoigner que c’est possible. C’est ce que les volontaires de Dom&Go nous racontent lors de chaque WE de formation. Ils ont vécu cela avec les frères et les sœurs dominicains, dans différentes communautés, sur tous les continents : cet ajustement à l’autre, ces réconciliations quotidiennes, cette humanité plurielle. Alors cela doit être possible aussi en France.

Notre parole est très puissante. Elle a la douceur de l’eau ou la violence du feu. Elle peut mettre fin à une relation ou au contraire permettre un réconciliation. Evidemment, la réconciliation exige une réciprocité. J’ai besoin de l’autre pour qu’il y ait réconciliation. Mais pardonner ou demander pardon, cela m’appartient. C’est ma souveraineté. C’est à moi de faire ce pas, de prononcer ces mots. Et si ce n’est pas encore possible de le dire en face ou de l’écrire, au moins confier ce désir de pardon au Seigneur dans la prière.

Notre parole est très puissante. Elle a la douceur de l’eau ou la violence du feu. Elle peut tuer ou elle peut redonner vie. Prenons donc soin de notre parole. Car nous sommes les disciples de Jésus, le Verbe de Dieu, la Parole faite chair. Il est venu sauver ce qui était perdu. Il a donc sauvé notre pauvre parole en prononçant les mots les plus importants de l’histoire de l’humanité, les mots qui ont permis la réconciliation des hommes de tous les temps avec Dieu par l’offrande de sa vie sur l’autel de la croix : « Ceci est mon corps, livré pour vous. Ceci est mon sang, versé pour vous ». Puissions-nous prononcer nous aussi les mots de la réconciliation dans notre vie.

Amen.

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