Chers novices, et bientôt profès. Demain, c’est le grand jour de votre profession. Mais ce soir, vous voici donc tout mouillés. Je ne parle, pour une fois, pas d’habit maculé par le repas de ce soir. Non. Je veux juste dire que vous êtes encore tout dégoulinant, à peine sortis de la baignoire du noviciat où vous aviez plongé. Souvenez-vous de l’an dernier à même époque, avec votre grosse bouée et vos palmes XL. Souvenez-vous, ou regardez les postulants. Certains faisaient déjà les pitres, d’autres, les braves, d’autres encore ne faisant pas du tout les fiers. Après vint le grand saut. Pendant une année, vous avez pataugé. Vous vous êtes débattus avec la fougue de la jeunesse en des mouvements plus ou moins disgracieux et souvent absolument inefficaces, remuant l’eau comme des déménageurs ou des chiens fous, vous avec vous-même plus souvent qu’avec Dieu, pour vous apercevoir qu’en fait, vous aviez pied. Il y a toujours un petit côté dramatique au noviciat.
Résultat des courses, vous voici ce soir virtuellement trempés. On pourrait dire comme des êtres, ou des choses immergées. Ce qui se traduirait mot à mot, en japonais, par le joli mot de « Otsukemono ». Vous voici un peu comme Pierre, celui qui pose des questions tout le temps – je parle de celui de l’Evangile. Lui aussi s’est mouillé pour connaître Jésus. Tout ça pour tester en vrai ce que disait le livre de la Sagesse tout à l’heure. Pierre vacille, attrape la main du Sauveur et il se rend compte que, oui, comme dit l’Ecriture « Nous sommes dans sa main ».
Vous me direz, Captain Obvious on savait bien qu’on était dans la main de Dieu. Fallait-il tout ce cinéma, vagues et tempêtes ? Mais parce qu’on n’est pas à une surcompensation intellectuelle prêt, et qu’on risque toujours la hamsterisation à haute dose ou le court-circuitage névrotique, à Telecom ou au noviciat, ce genre de réalité simple et basique – on est dans la main de Dieu – il faut juste l’éprouver, encore et encore, pour s’en convaincre. Ce qui, au fond, pouvait encore être accessoire pour vous avant d’entrer ici au noviciat est devenu vital, indispensable : l’existence de Dieu, son action, son salut. Tout seul, sans que personne ne vous y pousse, vous vous êtes mis en danger : tout dépend désormais de cela dans vos vies. Tout dépend de Lui dans vos vies. Alors le doute revient plus fort : est-ce un fantôme ? une chimère ? tout cela est-il vrai ? Car j’ai tout bâti sur le Dieu insaisissable et fugace. Et ça donne le vertige. Il faut alors perdre pied pour redescendre sur terre. Parce que, vous le savez bien, depuis l’Incarnation, Dieu, c’est surtout sur terre que ça se passe. « Keep calm and enjoy the novitiate » – j’ai dû lire ça quelque part. Je crois que c’est du père Régamay.
Le noviciat est donc une expérience immersive. On n’entre pas à moitié dans la vie religieuse, sauf à en ressortir très vite, comme dans la Mer du Nord ou la Manche. On ne se donne pas à moitié à l’éternelle sagesse. Quand on est jeune et plus ou moins beau, comme vous, on veut tout. Et on a raison. Le plus sûr pour avoir tout, c’est de vouloir Dieu. C’est un calcul risqué, osé, mais correct. Alors notre volonté cherche à comprendre, comme pour Pierre. Tenez par exemple, comment se fait-il que l’on soit obligé de marcher sur l’eau quand on veut suivre sérieusement le Bon Dieu ? et parce qu’on finit par se demander comment ça marche, et non plus vers qui on marche, eh bien on coule. Mais ce n’est pas grave. Couler nous rend humble, et nous approche de Dieu tout autant que de marcher, sans doute même davantage.
Et puis de toute façon, trempez ou pas, vous n’avez pas le temps de vous demander éternellement ce qui vous arrive. Parce que la sagesse court devant vous. Vous l’avez entendu, c’est une jolie femme. Elle, elle vous a conquis. Reste, vous, à la conquérir. Mes frères, courez, sinon, celle avec qui vous avez résolu de partager votre vie va vous échapper. Courez après son soleil, qui, lui, ne tombe jamais en panne. Courez après celle avec qui, admettez-le, vous avez déjà dû boire quelques coups. Elle vous a enivré on s’en doute, sinon vous ne seriez pas ici. Et puis nous aussi on s’est fait avoir avant vous ! Comedite, bibite et inebriamini. Ce n’est pas du latin compliqué : votre vie désormais sera la quête de la sagesse en celui qui l’Incarne parfaitement ; vous le mangerez, vous le boirez, il vous enivrera Jésus-Christ. Croyez-moi, vous n’allez pas vous ennuyer, mais alors pas du tout. Des messes vintages en dentelle aux prédications taillées pour les punks à chien, vous ferez un peu de tout. Vous finirez peut-être même affublés d’un titre ronflant, dans un bureau de princesse, avec assistante et voiture de fonction.
Mais, d’ici-là, il vous faudra encore courtiser longtemps celle qui vous reste trop étrangère et qui vous échappera toujours un peu. Louis-Marie Grignion de Montfort vient de nous le rappeler. « Il n’y a presque personne qui étudie comme il faut ». Souvenez-vous-en quand vous soufflerez devant vos livres l’an prochain. Travailler la théologie, c’est courtiser la sagesse. Etudier c’est draguer. Car on ne peut pas aimer à fond ce qu’on ne connaît qu’à moitié : Sortez de la baignoire et mettez-vous au travail. Votre nouvelle épouse est désirable, mais exigeante. A la fois top model et top matrone. Une espèce de combinaison au poil, façon quinoa sanglier. Elle vous surprendra, elle vous mènera en bateau, pour vous faire parvenir, haletant, au dernier jour. Vous paraitrez alors debout, devant elle, débordés de toute part par la grâce. Et vous lui serez enfin semblable, déliés, libres entièrement pour aimer. Vous serez vous, enfin.
Vous avez compris enfin, cette année, que pour aimer la sagesse il faut s’aimer soi-même, et encore son prochain, à commencer par celui qui est là, juste à côté de vous dans les stalles. Vous l’avez vu vaciller, il vous a vu chuter. Dans ces moments de faiblesse, vous avez été les témoins privilégiés de la miséricorde. Demain, vous nous la demanderez, car vous ne ferez rien sans elle.
Mes chers novices tout mouillés. Il me tarde de trouver une expression plus franchouillarde pour traduire le délicat otsukemono japonais. Et, arrivé à la fin de ma trop longue méditation, ce nom me paraît soudain fort clair. Ce que le subtil et extrême Orient traduit par un euphémisme « chose trempée » désigne en fait, Misao-san le sait bien, des petits légumes marinés dans une sauce vinaigrée, ce que le frustre Occident appelle tour à tour pickle, concombre en saumure – rien à voir avec la ville – ou, plus trivialement encore, cornichons. Voilà donc, très chers enfants, ce que vous êtes, ce que nous sommes. Otsukemono, des pauvres cornichons enfermés dans un bocal à ouverture facile, attendant patiemment qu’on nous ouvre. Submergés par le doux mystère, immergé dans notre aigre misère… mais enfin serrés, à défaut d’être toujours sereins…
Eh bien, mes fils, il est venu le jour. Demain, on vous libère du bocal et on en enferme d’autres, avec un nouveau principe actif et, donc, miracle, je vais pouvoir sortir aussi. Merci, du fond du cœur, pour cette belle année. Rassurez-vous, vous faites définitivement partie du top 6 de mes noviciats. Ensemble, dès demain, vous et moi, on va devoir réapprendre à vivre hors du bocal. Mais surtout, surtout, plus que jamais me frères demains, par la grâce de l’obéissance : Vous êtes libres et nous sommes libres ! Cornichons libéré…
Sic Est !