« Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête afin que le jour où il ne sera plus là ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles ». Commençons, frères et sœurs, par essayer de comprendre le sens de cette phrase, dont le côté paradoxal risque de nous empêcher d’entendre l’invitation très claire de Jésus à la fin de cet Evangile « Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent ». Dans son commentaire de l’Evangile de Luc, le père Lagrange donne une explication que je trouve très recevable de ce mot sur l’argent malhonnête. Pour lui, l’expression « argent malhonnête » ne signifie pas forcément un gain obtenu par vol ou fraude. Elle désigne plus largement les richesses terrestres, toujours entachées d’injustice ou d’inégalité, car elles appartiennent à un monde marqué par le péché et ne peuvent être totalement « pures ». Nous savons bien que quand nous commandons une pizza qui est livrée par un petit livreur à vélo, ou achetons un livre sur une célèbre plateforme (A……), le prix raisonnable que nous payons est dû pour une part à une certaine exploitation de la main d’œuvre précaire. Malgré nous, nous sommes donc un peu complices de l’injustice ambiante et il n’est pas mauvais que l’Evangile nous le rappelle. Donc ne nous attardons pas trop sur cette formule de Jésus, mais essayons de voir à quelle conversion la Parole de Dieu nous invite aujourd’hui.
« Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent ». Il n’est pas dit ici que l’argent est mauvais en soi, ni qu’en gagner est un péché. Il est légitime de gagner sa vie et même de bien gagner sa vie, si ce n’est pas au prix d’une exploitation scandaleuse des autres. Depuis plus d’un siècle, l’Eglise nous a guidé sur ce sujet à travers sa Doctrine sociale, impulsée par le pape Léon XIII et son encyclique Rerum novarum, publiée en 1891 au moment de la Révolution industrielle. Sensible à la misère des ouvriers, Léon XIII, dont le pape actuel a voulu reprendre le nom, avait alors alerté sur la dignité de la personne humaine à un moment où la condition ouvrière se dégradait : certains ouvriers travaillaient jusqu’à 12 heures par jour. Il mettait en garde contre les excès du libéralisme économique comme du collectivisme et invitait à développer des syndicats et des associations capables de protéger le droit des travailleurs. Ici, dans le Nord, qui était une grande région industrielle, cet appel de Rerum novarum avait été entendu : il y a eu un réel engagement d’entrepreneurs chrétiens comme Philibert Vrau et son beau-frère Camille pour humaniser le travail et protéger les travailleurs. L’Eglise, sous la conduite du cardinal Liénart, a beaucoup soutenu cet engagement social.
Depuis, le monde du travail a connu de profondes mutations, les populations fragiles ne sont plus les mêmes mais le souci exprimé par la Doctrine sociale de l’Eglise doit continuer à nous habiter : protéger les plus vulnérables, garantir des droits face aux puissances d’argent. Ce défi est beaucoup plus compliqué aujourd’hui dans une économie la finance tourne sur elle-même, souvent déconnectée de l’économie réelle, nous laissant moins de prise pour changer le cours des choses. Il reste que nous pouvons voir encore qui sont les plus vulnérables : il suffit de regarder qui nettoie les trains ou ramasse nos ordures. A défaut de pouvoir changer cela, soyons-en au moins conscients et prêtons attention à ces personnes. J’ai plusieurs fois parlé dans les TGV avec ces agents de propreté qui tous m’ont dit combien leurs journées sont harassantes. Une parole aimable à leur endroit est déjà une manière de les respecter.
Donc gagner de l’argent n’est pas un péché s’il est gagné honnêtement. Ce que Jésus dénonce aujourd’hui c’est de faire de l’argent sa priorité. Vouloir en gagner de plus en plus, au-delà du raisonnable : la presse nous parle de tel ou tel patron ou actionnaire de multinationale qui peut gagner des milliards par simple spéculation. Ou dépenser de manière fastueuse : cela ne concerne pas que ce patron de multinationale qui a dépensé plus de 45 millions d’euros pour son mariage à Venise en juin dernier ; il m’est parfois arrivé de célébrer des mariages et de trouver que luxe mis dans la réception qui suivait la célébration était un peu choquant. Faire la fête, c’est bien, célébrer l’amour de deux jeunes êtres, c’est légitime, mais, aujourd’hui, l’Eglise invite à une certaine frugalité. Pas seulement pour sauver la planète, mais aussi pour garder un juste sens de la valeur de l’argent et le souci des plus démunis. Ici, c’est à chacun de nous de voir à quoi il est appelé. Une célébration comme la messe du dimanche réunit des personnes de condition très différente, et c’est heureux. Ensemble, nous faisons l’Eglise, la communauté des disciples de Jésus. Chacun a quelque chose à entendre dans cette invitation à réfléchir à notre rapport à l’argent, quelle que soit sa condition. Pas pour nous culpabiliser mais pour trouver le comportement juste et aussi inviter des gestes de solidarité.
C’est d’ailleurs ce à quoi appelle le prophète Amos dans la première lecture : « écoutez ceci, vous qui écrasez le malheureux. Vous vous dites : « nous pourrons acheter le faible avec un peu d’argent, le malheureux pour une paire de sandales » ». Je pense que personne ici ne cherche à écraser le malheureux, mais nous avons tous à inventer des gestes de solidarité qui soulagent un peu la détresse des plus démunis. Ce n’est pas toujours facile, car nos ressources ne sont pas illimitées, mais nous devons au moins rester sensibles aux appels au secours et il faut savoir aller au-delà de ce que nous croyons possible.
Le 14 septembre dernier, le cardinal Pizzabbala, patriarche latin de Jérusalem, a décidé d’annuler la dette des familles qui sont retard pour payer la scolarité de leurs enfants dans les 13 écoles du patriarcat qui accueillent plus de 6000 enfants. Le conflit en cours prive de travail beaucoup de Palestiniens et cela affecte les ressources des familles. « C’est une décision difficile, compte-tenu du coût qu’elle implique, a dit le patriarche, mais le Jubilé doit « devenir l’occasion de promouvoir la justice, l’équité et surtout la solidarité ». ».
A chacun d’entre nous, frères et sœurs, de voir ce à quoi l’appelle la Parole de Dieu reçue aujourd’hui. Nous ne sommes pas appelés à la même chose, mais chacun est appelé à entendre cet appel et à en tirer des conséquences pour sa propre vie. Que cette Eucharistie nous y aide. Amen