Maintenant que je ne suis plus maître des novices, il y a une question que je m’interdisais de poser aux jeunes frères – je me mordais la langue pour y réussir – une question cruciale qu’enfin je me permets aujourd’hui de poser. Une question périeuse, engageante : « Est-ce que ça va ? » Le maître des novice que j’étais la posais seulement sérieusement, quelques graves fois dans l’année, sinon je m’en abstenais. Car j’avais un peu peur de la réponse : « non », et je m’inquiète, « oui » et je m’inquiète aussi. Mais surtout, je n’avais pas envie de demander aux novices « est-ce que ça va » à tout bout de champ, pour ne pas qu’ils aient à se justifier en permanence sur leur météo intérieure. Je ne voulais pas leur faire peser cette pression. Parce que très souvent, on n’est pas au clair avec sa météo intérieure. « Ca va ? – Je ne sais pas, attends, je regarde… » et on se perd en auto-analyse, on se tâte, on s’ausculte et – selon son tempérament – on finit presque toujours par trouver un problème, une raison qui fait que, à bien y réfléchir, ça ne va pas terrible.
Mais aujourd’hui, Jésus coupe court à l’introspection-fleuve. Il se fiche bien de nos sentiments et décrète : « Heureux ! ». Heureux les cœurs purs, les pacifiques, les miséricordieux, bref heureux ceux qui font ce qu’il faut, ce qu’ils peuvent, pour faire advenir le Royaume des Cieux. Ceux-là, ceux en somme qui font du bien, sont heureux. Jésus décide pour nous. Ce qui serait inacceptable et d’une violence inouïe venu de n’importe qui d’autres ne l’est pas de lui. Car lui sait ce que nous portons, au fond, il scrute les reins et les cœurs et il peut dire en toute vérité : Tu es heureux. Il nous révèle ainsi la vraie teneur de nos sentiments. En fait, vous êtes heureux, même si vous ne le sentez pas, même si vous n’en avez pas encore conscience. Jésus met de l’ordre dans nos sentiments, ce qui est très utile dans un monde où nos sentiments sont bien trop sollicités : excités, émus, utilisés. Nous passons d’un sentiment à l’autre, porté par une vague ininterrompue de messages, d’images, de sons…
Mais Jésus vient mettre de l’ordre. Il ordonne, il oriente nos sentiments vers le seul lieu qui puisse leur donner sens : les Cieux. Nous sommes heureux aujourd’hui car nous serons consolées, rasssiés. L’apôtre nous l’a dit « dès maintenant » nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons ne paraît pas encore, ce que nous serons n’est pas encore manifesté, mais pourtant certain.
Voyez les icônes. Souvent l’auréole du saint dépasse légèrement le cadre étroit où il est représenté. Ainsi en est-il pour nous. Si nous visons la sainteté, promise à tous, si nous voulons suivre ces saints et ces saintes à la suite de Jésus, alors nous ne pouvons pas, nous non plus, mesurer nos vies du dedans de l’étroit cadre de nos existences humaines. Nos peines, nos efforts, nos joies, nos bonheurs, n’ont pas de sens si nous les limitons à l’horizon étroit de la mort, des contraintes qui bordent nos vies. Ce n’est que mesuré aux Cieux que tout cela prend sens. Oh, ce n’est certes pas naturel. On nous rabâche tellement les oreilles avec les limites : économiques, psychologiques, écologiques. Mais en réalité la seule limite qui vaille contre laquelle nos vies doivent être mesurées est la limite des Cieux, et celle-là est inépuisable.
C’est une merveilleuse nouvelle. Heureux. Comme une prophétie, une bénédiction, un don. Jésus ne nous dit pas que le bonheur est à réussir. Il ne nous dit pas « je vous donne une recette pour être heureux » ou « travaille sur toi et tu seras peut-être heureux » ni « on va travailler sur votre bonheur ». Mais de sa toute puissance et de sa science divine il proclame : heureux. Lui, la Parole faite chair, sait de quoi il parle. Ce qu’il nous demande et, simplement, d’y croire.
Oh certes, ici beaucoup peut-être ne sont pas alignés consciemment avec ce bonheur tombé du ciel. Nous pouvons ressentir de la peine, de la douleur. Mais pourtant, nous pouvons aussi être habité par la conviction inébranlable qu’un jour de nos vies Jésus nous a regardé, du haut de la montagne, et nous à ses pieds nous l’avons entendu dire, pour nous, rien que pour nous : Heureux !
Fr Franck Dubois, op


