Homélie du frère Maurice Billet – Mercredi 15 avril 2020
Le philosophe Jean Guitton disait : « Si l’on m’envoyait en exil dans une île avec un seul livre, je prendrais l’Évangile de saint Luc. Et si l’on ne m’autorisait à ne garder qu’une page, ce serait celle des disciples d’Emmaüs ». Un chef-d’œuvre.
Les deux disciples ont quitté la ville sainte. Ils ne comprennent pas ce qu’il leur est arrivé. Jérusalem, lieu du témoignage de Jésus par l’offrande de sa vie sur la croix, est devenue lieu de l’échec pour Cléophas et pour l’autre disciple ; ils partent et fuient vers Emmaüs, abattus et sans foi. Ils marchent sur la route de leur vie avec tant de questions restées sans réponse. Ils s’en retournent d’où ils venaient. Comme si ces moments passés avec Jésus n’avaient été qu’une boucle, une parenthèse dans leur vie. Ils ont vécu un chemin merveilleux avec Jésus. Ils reviennent au point de départ.
Sur la route, un inconnu les rencontre et marche avec eux. Ils lui font part des événements vécus à Jérusalem, à propos de Jésus. Ils le voient, mais ne le reconnaissent pas. Et voici que cet inconnu leur fait une leçon d’exégèse. « Cœurs lents à croire ! « Pour entrer dans la gloire, il fallait que le Christ souffrît. » Nous lisons dans le prophète Isaïe : « Le serviteur de Dieu est méprisé, déshonoré…Brutalisé, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l’abattoir…En fait ce sont nos souffrances qu’il porte, il est broyé à cause de nos perversités. Parce qu’il s’est dépouillé jusqu’à la mort, il verra une descendance, il sera comblé… » (Isaïe 53).
Le soir tombe. Les deux disciples arrivent à destination, et proposent à l’inconnu de rester avec eux. Et c’est le repas d’Emmaüs. L’inconnu devient le maître du repas. 4 verbes décrivent ce que fait cet inconnu. Il prit le pain, dit la bénédiction, le rompit et le partagea. Et c’est à ce moment précis que les yeux des disciples s’ouvrent et reconnaissent le Christ. Ils lui demandent de rester, mais il disparaît de leurs yeux. Mais les yeux de leur foi leur permettent de rester en lien avec le Seigneur.
Le Seigneur nous accompagne sur les chemins de nos vies, nos exodes permanents vers une terre de promesses dont nous sommes les artisans. Tout comme les disciples d’Emmaüs, il nous prend tels que nous sommes. Il accepte nos interrogations, nos incompréhensions, nos joies face à ce que nous sommes en train de vivre.
Il vient nous prendre par la main au travers de celles et de ceux qui se sont faits proches de nous. Il est à nos côtés. Il porte toute notre fragilité sur ses épaules tout en marchant avec nous. Il nous invite à venir déposer en lui tout ce qui nous dépasse afin de nous permettre d’entrer plus profondément encore dans le mystère de sa Vie.
Dieu nous accompagne discrètement pour nous libérer, et nous permettre de marcher. Il veut que nous restions libres ; c’est pourquoi il échappe à nos regards. Nous sommes tous confrontés à ce merveilleux paradoxe : le ressuscité nous accompagne pour que nous parvenions à reconnaître sa présence et son amour au milieu de nous… mais lorsque que nous y parvenons, il disparaît pour que notre relation avec lui soit pleinement libre et se fasse plus intime. Et pour franchir un pas de plus dans notre vie.
Le frère Thomas et moi, nous sommes du même noviciat. C’était le jour de l’inauguration du couvent, le 29 septembre 1957. II a terminé son pèlerinage sur cette terre au terme d’une vie bien remplie, dans cette discrétion que nous lui connaissions. Vie d’études, de prière et de prédication, dans une authentique vie fraternelle. Il a passé la majeure partie de sa vie, dans l’enseignement à l’Angélique, à Rome et à Ottawa, au Canada. Le Seigneur l’avait doté d’une intelligence encyclopédique. Il connaissait bien l’Écriture, les Pères de l’Église, la théologie. Il connaissait particulièrement Pascal. Son savoir était tourné sur les grandes questions posées par la cosmologie. Et aussi sur la linguistique. C’est lui qui m’a fait découvrir Ferdinand de Saussure. Et la synchronie et la diachronie. De retour en France, et à Lille, son enseignement cessa. Il put exercer un ministère apostolique.
La moindre de ses interventions était entièrement rédigée avec une écriture, presque calligraphique. Il accompagna plusieurs groupes qui lui sont restés attachés : Fraternité dominicaine Pierre Claverie, à Hardelot ; une équipe Notre-Dame ; une équipe Foi et Vie ; les permanences qu’il assurait à la Passerelle, ce lieu œcuménique de rencontres, de prière. Dans le centre commercial d’Euralille. Au pèlerinage du Rosaire, pèlerin malade, il était toujours souriant, aimable, selon le témoignage que j’ai recueilli d’une infirmière qui était avec la directrice de la Maison Saint-Jean. Depuis plusieurs années, des problèmes de santé l’ont obligé à résider à la Maison Saint-Jean.
Revenons à la fin de notre évangile. Dès que les deux disciples ont reconnu le Seigneur, ils quittent la table du repas et, le cœur brûlant, retournent à Jérusalem pour annoncer la Bonne Nouvelle du Christ ressuscité. Annonce confirmée par les affirmations des Apôtres. Ils rejoignent la communauté des disciples pour constituer le Corps de Jésus. « C’est vrai : il est ressuscité, il est apparu à Pierre ».
Pour terminer, j’imagine que le compagnon de Cléophas, dont le nom est inconnu, c’est peut-être le fr. Thomas, et, à sa suite, chacun d’entre nous. Le fr. Thomas a terminé son pèlerinage sur notre terre. Avec lui, nous rendons grâce au Seigneur pour tous les dons qu’il a reçus et fait fructifier. Il a apporté sa pierre à l’annonce de l’Évangile.
Au cours de cette eucharistie, nous demandons au Seigneur d’accueillir le fr. Thomas auprès de lui et de Marie. Que le Seigneur nous donne aussi la grâce de nous guider et de nous aider à être les serviteurs de nos frères et de Dieu notre Père.