Homélie du frère Rémy Valléjo – Solennité de la Tousssaint
Aujourd’hui, dans une société post-moderne, sécularisée et pluri-religieuses, comme la France, où tout se contredit et se parcellarise, l’imposture n’est jamais loin.
L’imposture est non seulement sociale, voire politique, mais aussi religieuse lorsqu’elle est n’est guère plus qu’une « fraude mystique » qui décrédibilise la religion et tout désir de sainteté.
Or qu’est-ce qu’un saint ?
Le saint, la sainte et les saints son ceux et celles qui, illuminés par la figure du Christ, donnent un visage à Dieu. Car la sainteté donne un visage à Dieu, même le visage d’un divorcé remarié comme Vincent Loquès, sacristain de Sainte-Marie de l’Assomption à Nice, lâchement et sauvagement assassiné, le même jour que Nadine Devillers, passionnée de théâtre, et Simone Barreto-Silva, aide soignante brésilienne, joyeuse et toujours prête à danser, qui, dans une église, venaient toutes deux trouver la paix auprès de Jésus.
N’en déplaise aux hommes de bonne volonté,
les Béatitudes ne sont pas un programme de vie car elles sont d’abord un portrait.
C’est non seulement le portrait d’hommes et de femmes qui, aujourd’hui encore, avancent péniblement ou résolument sur leur chemin de vie, mais c’est aussi et surtout le « portrait » de « celui qui vient » les rejoindre en chemin.
En effet, les Béatitudes sont le « portrait », la « figure » et le « visage » de Celui qui, dans son infinie sympathie, vient à notre rencontre. Les Béatitudes sont comme l’esquisse d’un « portrait » qui, en quelques traits de fusain, saisit l’essence d’un être.
Chacune des neuf béatitudes révèle et précise, l’une après l’autre, le visage de Jésus, En réalité, le propos de l’évangéliste ne diffère pas fondamentalement de l’œuvre d’un peintre.
Au soir de sa vie, le peintre Henri Matisse affirmait que ce qui l’intéressait le plus, « ce n’est ni la nature morte, ni le paysage, mais la figure. »
Je cite Henri Matisse : « la figure humaine, c’est ce que j’aime le mieux. C’est elle qui me permet le mieux d’exprimer le sentiment pour ainsi dire religieux que je possède de la vie.
Je ne m’attache pas à détailler les traits d’un visage, à les rendre un à un dans leur exactitude anatomique.
Si j’ai un modèle dont le premier aspect ne suggère que l’idée d’une existence purement animale,
Je découvre cependant chez lui des traits essentiels. Je pénètre parmi les lignes de son visage celles qui traduisent ce caractère de haute gravité qui persiste en tout être humain. »
Ce « sentiment religieux », ce trait « essentiel », ce caractère de haute gravité » qui traversent les Béatitudes,
c’est la profonde sympathie et l’infinie mansuétude, exprimée et manifestée par Jésus et tous les saints qui, aujourd’hui comme hier, viennent à notre rencontre.
Si Jésus vient à notre rencontre c’est parce que « Dieu est sans visage ».
« Dieu sans visage », ce n’est pas une stricte profession de foi monothéiste qui désignerait un « Dieu que nul n’a jamais vu » (Jn 1, 18), ni même l’intuition d’une sagesse orientale qui supposerait un chemin de vie étranger à toute révélation.
« Dieu sans visage », c’est tout simplement le drame devenu quotidien et le doute ordinaire d’une humanité qui, confrontée à la cruauté de l’absence, crie sa misère à « la face du vide ». Un cri qui parfois n’est presque plus humain car c’est le cri d’un être « défiguré ».
« Défiguré », un être le devient lorsque sur son chemin plus aucun regard ne le retient.
Nous avons tous un jour ou l’autre croisé un être « défiguré » jusqu’à ne plus avoir « figure humaine ».
« Défiguré », non seulement par l’alcool, les médicaments, la drogue et toutes sortes d’expédients, mais aussi par la haine, la peur, la peine, la douleur, le malheur et le mal jusque dans l’enceinte d’une église comme la basilique Notre-Dame de l’Assomption à Nice. Vous le savez, ce n’est certainement pas les seuls SDF et les migrants qui sont sans abri car désormais nul n’est l’abri d’une déchéance économique et sociale, Comme nul n’est à l’abri de la violence religieuse quelque soit ses mobiles.
C’est vous comme moi, qui, un jour, peut être « défiguré ».
Ce qu’il y a de plus terrible dans une vie d’une personne c’est de ne plus avoir « figure humaine ».
C’est d’être « défiguré ».
Défiguré par la haine et la peur.
Défiguré par la peine et la douleur.
Défiguré par la guerre et le malheur.
En effet, ce que je suis, ce que je vis, ce que j’éprouve, appelle un « visage ».
Non pas un « visage » fermé sur sa propre finitude, mais un « visage » ouvert sur l’au-delà de tout infini quand Dieu est par essence au-delà de tout infini.
Ce « visage de Dieu » c’est Jésus lui-même qui nous l’offre à hauteur d’homme, à Nazareth comme à Jérusalem, lorsque tout être peut enfin envisager Dieu « face à face » au gré des Béatitudes.
« Visage » d’un homme simple, doux et humble de coeur, juste et miséricordieux, passionné de vérité, artisan de paix et soucieux de justice.
« Visage » d’un homme qui n’a pas hésité à donner sa vie pour son prochain en l’abandonnant entre les mains d’une humanité maladroite.
Face à ce « visage » d’un être totalement donné et donné jusqu’à la fin, « la face du vide » n’a plus raison d’être.
Ce portrait, c’est non seulement celui de Jésus, mais c’est aussi le portrait de tous ces hommes et ces femmes, d’hier et d’aujourd’hui, qui offrent en leur personne propre un « visage » à Dieu.
Ce portrait, c’est celui de tout homme dont le « sentiment religieux » dont le « trait essentiel » et le « caractère de haute gravité » n’est autre que la sollicitude qui l’anime.
Ce portrait, c’est le portrait de l’homme dont le visage est source de bonheur.
Ce bonheur qui se laisse envisager dans un regard créateur,
le regard du saint qui aujourd’hui encore vient à notre rencontre. Le saint, c’est Jésus et tout homme qui, à sa suite, gravit la montagne des Béatitudes pour donner à Dieu d’être à hauteur d’homme,
Dieu à hauteur d’homme,
lorsque l’homme peut enfin envisager Dieu « face à face. »