Jésus, lumière du monde

Homélie du frère Denis Cerba – 4e Dimanche de carême – 19 mars 2023

Ce récit par saint Jean de la guérison de l’aveugle-né nous rappelle des récits similaires dans l’Évangile de Marc : la guérison d’un aveugle à Bethsaïde, auquel Jésus a mis pareillement de la salive sur les yeux, et la guérison d’un aveugle à la sortie de Jéricho, qui se termine par cette parole que tout le monde connaît : « Va, ta foi t’a sauvé. » Ce sont des actes de Jésus qui ont évidemment frappé ceux qui y ont assisté (on le serait à moins !), dont les Évangiles gardent mémoire, et que chaque évangéliste raconte et interprète un peu en fonction de son tempérament et de ses préoccupations propres : chez Marc, comme toujours, ce sont des récits très brefs, qui vont à l’essentiel (« Ta foi t’a sauvé ! »), chez Jean, vous l’avez entendu, ça donne lieu à une très longue controverse à multiples rebondissements, qui implique l’aveugle, les disciples, les témoins de la scène, les parents de l’aveugle, les pharisiens et finalement Jésus lui-même — mais qui se termine quand même par une conclusion similaire : c’est la parole « Je crois, Seigneur », prononcé par l’aveugle guéri à la toute fin et qui fait évidemment écho au « Ta foi t’a sauvé » de Marc.
C’est dire que Marc et Jean partagent la même conviction de fond : ces actes de guérison physique accomplis par Jésus sont évidemment importants en eux-mêmes, Jésus guérit les corps, mais ils le sont encore plus — et même incomparablement plus — à un autre niveau : à travers la lumière recouvrée par ces aveugles, Marc et Jean veulent nous dire que ce qui compte avant tout, c’est la lumière du Christ ! (Ce sont des récits hautement symboliques). Si la lumière du Christ nous manque, on aura beau être en parfaite santé — et on peut compléter la liste : on aura beau être riche, on aura beau être puissant, on aura beau être considéré, ou même simplement peinard dans son coin et ne faire de mal à personne — hé bien en fait ! on passe à côté de l’essentiel : être éclairé de la lumière du Christ. Tandis qu’à l’inverse, si on a la lumière du Christ, c’est évidemment encore mieux d’être en bonne santé, mais on a quand même l’essentiel. C’est ça que Marc et Jean veulent nous dire et c’est donc ce message qu’il nous faut méditer ce matin : en quoi la lumière du Christ est-elle plus importante que tout et en quoi consiste-t-elle ?
La réponse de Jean, il me semble, c’est au fond que c’est à la fois très simple et très compliqué — très compliqué, sinon, il ne prendrait pas la peine de mettre en scène, d’imaginer, en fait, un débat aussi long et complexe. Du point de vue de l’aveugle-né, en revanche, c’est très simple : « Avant, je ne voyais pas, maintenant je vois ». Cela veut dire que quand on rencontre pour de bon le Christ, il y a quelque chose de décisif qui se passe : « Avant je ne voyais pas, maintenant je vois ». Et c’est quelque chose qui s’expérimente de façon personnelle : on l’expérimente ou on l’expérimente pas, et il est très difficile de le communiquer aux autres — l’aveugle dit aux Pharisiens : si vous entendez pas la chose très simple que je vous dis, je ne peux pas faire grand-chose pour vous ! Alors, c’est sûr, dit Jean, c’est l’essentiel — mais en même temps, il y a tellement de gens qui nous racontent des histoires, qui nous disent qu’ils ont tout compris mieux que tout le monde, que tout le monde se trompe à part eux, etc., etc., qu’il vaut mieux rester prudent. À son époque, par exemple, Jean lui-même a été confronté à ceux qu’on appelle les gnostiques, qui croyaient en un autre monde purement spirituel auquel eux seuls avaient accès : eux seuls voyaient la lumière et tous les autres étaient plongés dans une ignorance absolument totale ! Attitude typiquement sectaire. Jean a très été attiré par cette tendance, mais il s’en est finalement détaché et on sait qu’à sa suite, saint Irénée de Lyon a combattu les gnostiques de façon mémorable au début du 2e siècle, et c’est quelque chose qu’il a légué de façon définitive à l’Église : l’Église n’est pas une secte de purs et d’illuminés (mais plutôt un ramassis de pécheurs pas très doués, pourrait-on dire !). Bref, saint Jean était un peu vacciné contre ceux qui prétendent voir une lumière que les autres ne voient pas — et de façon générale, quand quelqu’un vous dit que quelque chose est absolument évident, c’est toujours à double tranchant : soit effectivement c’est vrai, et c’est d’une valeur inestimable (mais en fait, c’est assez rare, l’absolument évident…), soit c’est faux et alors on s’égare d’autant plus que ce que l’on a cru évident ne l’était pas.
Donc saint Jean nous dit de faire attention et c’est pourquoi il nous raconte cette longue controverse entre les disciples, l’aveugle, ses parents, les témoins, les pharisiens et Jésus. Alors en fait, il faut bien reconnaître, je crois, que cette controverse ne nous éclaire pas énormément. On a plutôt le sentiment que les interlocuteurs de Jésus et de l’aveugle restent totalement extérieurs, totalement hermétiques, à ce que l’aveugle a vécu, et qu’ils sont avant tout là, dans la dramaturgie du récit johannique, pour manifester ce qui se passe quand on ne comprend à peu près rien à ce que fait, ce que dit et ce qu’apporte Jésus. Les disciples, pour commencer, ramènent la guérison de l’aveugle à une question d’école : est-ce lui, ou ses parents, qui ont péché pour qu’il soit né aveugle ? Réponse du Christ : hé bien ! ni l’un ni l’autre, ça n’a absolument rien à voir, une infirmité physique n’est pas une punition divine, d’où est-ce que vous me sortez ça (c’était une idée très à la mode à l’époque, et ça n’a peut-être pas encore tout à fait disparu aujourd’hui) ! Le Christ continue : si vous tenez absolument à faire un lien entre Dieu et une infirmité physique, alors mettons que c’est simplement pour Dieu une occasion de manifester sa bonté en la guérissant, et de vous amener à croire en lui, mais ni plus ni moins ! De leur côté, les pharisiens, comme toujours, sont tout autant à côté de la plaque — ils ramènent tout à des questions de règlement : on ne fait rien le jour du sabbat, même le bien, et encore moins un miracle, et on ne fait rien qui manifeste un tant soit peu la bonté de Dieu si on n’est pas dûment mandaté pour le faire (seules les autorités religieuses sont autorisés à manifester Dieu, pas le péquin de base, le ‘pécheur’ dans la bouche des Pharisiens) : comme toujours dans les évangiles, les pharisiens représentent la religion sous sa forme totalement institutionnalisée, la religion installée, la religion fonctionnarisée, mais qui a totalement perdu le sens de Dieu ! Mais heureusement, ça n’existe plus aujourd’hui, tout le monde le sait. Entre les deux, entre les disciples et les pharisiens, il y a les témoins de la scène et les parents de l’aveugle, qui jouent le rôle de ceux qui ne veulent pas trop se mouiller parce qu’ils ont senti qu’une controverse avec les Pharisiens, c’était un terrain miné ! Donc les témoins de la scène jouent les idiots et font semblant de ne pas bien se rappeler ce qui s’est passé : ce type qui a été guéri, c’est qui en fait, c’est le mendiant qui était là tous les jours ? Oui, non, on sait pas trop, peut-être plutôt quelqu’un qui lui ressemble… Et celui qui l’a guéri : même chose, on sait pas trop, ni qui il est, ni d’où il vient, et d’ailleurs, en ce moment : « Où est-il, celui-là ? ». Même chose peu ou prou pour les parents de l’aveugle : nous, tout ce qu’on sait c’est que notre fils était aveugle et que maintenant il voit, mais comment ça se fait et qui a fait ça, on n’en a aucune idée, demandez-lui, il est assez grand ! Merci maman, merci papa pour votre soutien, ça fait chaud au cœur.
Donc en définitive on a un peu l’impression que saint Jean se tire une balle dans le pied : il veut nous faire comprendre qu’adhérer au Christ, ça n’est pas simple, que c’est pas si évident que ça, que ça mérite au moins réflexion (on lui accordera cela, je pense), et même peut-être débat et controverse — mais en définitive tout ce qu’il y a de vraiment positif et d’éclairant dans ce débat, hé bien c’est le témoignage brut de décoffrage de l’ancien aveugle : « Avant je ne voyais rien, maintenant je vois, c’est Jésus qui m’a ouvert les yeux, Jésus est ma lumière, c’est la lumière du monde. » Basta ! On est bien avancé !
Alors effectivement, on n’en sortira pas : c’est ce que saint Jean veut nous faire comprendre, Jésus est la lumière du monde, c’est le plus important, c’est à prendre ou à laisser, et chacun est libre de se décider. Peut-être néanmoins pourra-t-on gagner quelque lumière sur cette lumière à partir d’un autre texte de saint Jean, qui est en fait à l’arrière-fond de celui que nous lisons aujourd’hui : il s’agit du célèbre prologue de son évangile, où il est question de façon centrale du Christ lumière — je vous rappelle quelques versets significatifs et très parlants en eux-mêmes : « En lui, en Jésus, était depuis toujours la vie (il s’agit de la vie au sens fort du terme : le sens de la vie), et la vie était depuis toujours la lumière des hommes… Il était depuis toujours la lumière véritable et cette lumière, depuis qu’il est venu dans le monde, est disponible pour illuminer tout homme, qui que ce soit… En effet, personne n’a jamais vu Dieu et ne le verra jamais en ce monde, mais lui, Jésus, le fils unique du Père qui est Dieu lui-même, lui l’a fait connaître. »
Si Jésus comme lumière est si important pour saint Jean, c’est qu’il est le seul à nous faire vraiment comprendre qui est Dieu, c’est le message de fond de saint Jean, celui qu’il ressasse à longueur de page de son évangile. Dieu, c’est Dieu, on est tous d’accord, mais personne n’a accès directement à Dieu, personne ne connaît Dieu : c’est le ‘Dieu inconnu’ d’Isaïe, la ‘lumière inaccessible que nul homme n’a vue ni ne peut voir’ chez saint Paul, et si quelqu’un prétend le contraire, méfiance ! Mais s’il y en a un qui l’incarne en ce bas monde, c’est Jésus, et personne mieux que lui, c’est Jésus seul en fait ! Pourquoi l’incarne-t-il mieux que quiconque ? Pourquoi le fait-il voir ? La réponse se trouve dans la première lettre de saint Jean : « Celui qui prétend demeurer en Dieu doit se comporter comme Jésus s’est conduit. Celui qui prétend être dans la lumière tout en haïssant son frère est en fait dans les ténèbres. Il marche dans les ténèbres, il ne sait où il va, parce que les ténèbres ont aveuglé ses yeux ». En revanche, « celui qui aime son frère est dans la lumière et il n’y a aucune chance qu’il se trompe ». En revanche à nouveau, « Si quelqu’un dit J’aime Dieu et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas. »
Donc, le point cardinal de l’Évangile de Jean, c’est bien connu, c’est le commandement de l’amour. On aime, ça marche, on n’aime pas, on est sûr qu’on n’est pas dans la bonne direction. Et aimer, c’est pas de l’abstrait ou du vaporeux, pour saint Jean — ça veut dire « se comporter comme Jésus s’est conduit » : c’est l’amour fraternel montré en actes par Jésus qui seul nous fait connaître Dieu. C’est pour cela que les quatre évangélistes ont écrit : parce que pour eux, connaître Dieu, c’est se familiariser avec Jésus. lls ont écrit pour nous raconter Jésus, pas pour développer une théorie sur Dieu. Donc, c’est le conseil de Jean : laissez-vous raconter Jésus et faites en sorte qu’il vous devienne toujours plus familier ! Imprégnez-vous de son sens de la miséricorde, de son attention aux faibles, de sa distance à l’égard des riches et des puissants, de sa fidélité à Dieu son Père, de son courage, de son dévouement jusqu’à la mort — et alors vous verrez Dieu sans le voir !
Dans le sacrement de l’Eucharistie précisément, dans le pain et le vin consacrés, nous voyons, nous touchons, nous goûtons Dieu sans le voir. Prions pour que cette expérience nous transforme en profondeur !

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