Homélie du fr. Jean Pierre Mérimée
J’entends le texte de l’évangile de Marc et il me vient en tête ce refrain : « Tu es là présent livré pour nous, toi le tout petit le serviteur, toi le tout-puissant humblement tu t’abaisses, tu fais ta demeure en nous, Seigneur ! » Parce qu’il résume en quelques mots simples notre foi, la foi en une présence logée au plus intime, la foi en une présence dont la grandeur nous dépasse infiniment, une foi en une présence dont l’humilité se fait proche de chacun, une présence qui nous réchauffe, nous éclaire, nous accompagne, nous tient la main comme le père ou la mère le fait quand l’enfant apprend à marcher.
Une foi pleine d’une naïveté évangélique, non pas la naïveté première de l’enfant ignorant des dangers du monde, mais la naïveté seconde, de celui qui, au cœur des tribulations de ce temps s’abandonne, à la suite du Christ, entre les bras de notre Père du ciel. C’est très exactement cette figure que l’évangile de Marc porte, dans un schéma simple rehaussé de quantités de détails concrets. La personne de « Jésus de Nazareth, Messie, fils de Dieu, venu nous sauver » se détache sur un fond païen à saveur populaire. Un évangile qui tire sa force des souvenirs de Pierre recueillis par Marc, soulignant cette présence familière du Christ au fil de leur compagnonnage, avec ses colères et sa tendresse, ses questions et son regard. Cette présence unique surtout, marquée par une patience sans limite comme on le voit dans l’épisode d’aujourd’hui. En effet, peu de temps auparavant, solennellement, Jésus a enseigné une première fois à ses disciples la manière dont il devait mourir. Pierre venait de reconnaitre qu’il était le Messie. L’annonce de sa Passion provoque l’incompréhension véhémente du disciple et la colère de Jésus en retour : « Arrière de moi, Satan ! ».
Jésus apparemment ne réussit pas mieux dans cette seconde tentative d’enseignement, à ceci près que plus personne n’ose objecter quoi que ce soit. Les disciples préfèrent l’ignorer et, pour se distraire, jouer à « Qui est le plus grand ? », ce jeu dont les hommes raffolent, aujourd’hui comme hier. Qui a le plus gros bouton de l’arme nucléaire ? Qui a le plus gros portefeuille d’actions ? Qui a la plus belle voiture ? Qui a le jeu vidéo le plus cher ? Qui a le plus de diplômes, peut-être même la vie spirituelle la plus raffinée ? Notre vanité n’a pas de limite.
Un jeu ? Un leurre mortel, plutôt, dont les textes de la Sagesse, du psaume et de l’apôtre Jacques que nous venons d’entendre éclairent les multiples pièges.
Le texte de la Sagesse où l’on voit qu’il faudrait accabler le juste pour savoir s’il est vraiment fils de Dieu, vérifier ainsi que ses paroles sont vraies. « Soumettons-le à des outrages et à des tourments : nous verrons ce que vaut sa douceur, nous éprouverons sa patience. » et plus loin : « condamnons-le à une mort infâme puisque, dit-il, quelqu’un interviendra pour lui ». Raisonnement par l’absurde, à la fois si toxique et si fréquent. Ne nous est-il jamais arrivé devant l’exemple d’une vie donnée d’être traversé d’un soupçon : aurait-elle été aussi parfaite si elle avait été un peu plus durement éprouvée ? Le même raisonnement que le Satan appliquait à Job le juste, et qui sera appliqué au Christ lui-même attaché à la croix. Le psaume d’aujourd’hui, face à « ces puissants qui cherchent ma perte » s’en remet, lui, à la justice de Dieu, renonçant à se faire justice soi-même, ce qui est un immense progrès. L’apôtre Jacques pose enfin la question : « D’où viennent les guerres, d’où viennent les conflits entre vous ? N’est-ce pas justement de tous ces désirs qui mènent leur combat en vous-même ?(…) Ces jalousies et ces rivalités à la source de tout ce mal ? » Ce jeu auquel vous aimez tant jouer : « Qui est le plus grand ? » peut finir tragiquement : « Vous êtes pleins de convoitise et vous n’obtenez rien. Alors, vous tuez ! » conclut l’apôtre Jacques. J’aime cette sagesse d’un contemporain, le patriarche Athénagoras Ier de Constantinople, en écho à ce conseil donné par Jésus, quand il va épouser la logique de ses apôtres pour la renverser : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous » Voici ce que dit le patriarche Athénagoras :
« Il faut mener la guerre la plus dure qui est la guerre contre soi-même. Il faut « arriver à se désarmer…se désarmer de la volonté d’avoir raison, de se « justifier en disqualifiant les autres… J’ai renoncé au comparatif. Ce qui est « bon, vrai, réel est toujours pour moi le meilleur…C’est pourquoi je n’ai plus « peur. Quand on n’a plus rien, on n’a plus peur…Si l’on s’ouvre au Dieu-« Homme qui fait toutes choses nouvelles, alors Lui, efface le mauvais passé et « nous rend un temps neuf où tout est possible. »
C’est ce temps neuf où tout est possible que Jésus ouvre à la veille de sa passion et que nous célébrons dimanche après dimanche, réunis autour de la table de son dernier repas. Amen.