26e DIMANCHE DU TEMPS ORDINAIRE – ANNÉE B – 30 SEPTEMBRE 2018

Homélie du frère Franck Dubois

Je me suis réveillé l’autre jour, aphone. Puisque je ne pouvais pas aller perdre mon temps en procrastinant à côté de la machine à café, et raconter des bêtises aux frères, je me suis fait une raison. Pour une fois, j’allais préparer l’homélie du dimanche bien en avance… j’aime autant vous dire que l’Evangile m’a donné des frissons. « Ta main, ton pied, ton œil sont une occasion de chute : coupe les… » Pas la peine d’avoir fait dix ans de théologie pour comprendre le message : moi, c’est la voix qu’on venait de me couper. Combien y a-t-il de frères prêcheurs aphone dans le Royaume des Cieux ? Ils sont peut-être légions. Me voici comme par avance agrégé au troupeau de ceux dont la voix a été l’occasion de chute – c’est le risque du métier. Ai-je scandalisé ? peut-être, découragé ? sans doute, ennuyé ? sûrement, et tout cela par ma parole…

Notez que le Seigneur m’envoie un avertissement. Il ne m’a pas complétement, ni définitivement j’espère, ôté la voix ; mais juste assez pour que je me rende compte de ce que ça fait. N’ai-je pas usé de ma voix en vain ? Pour critiquer au lieu de bénir, pour rabâcher au lieu d’enseigner…

Evidemment, cela demande une rééducation. Comme pour le malheureux qui a perdu sa jambe, son œil, sa main. Qui va donc m’apprendre à parler à nouveau ? La solution évidente serait d’aller voir des « pros de la parole », des prêcheurs quoi, mes frères en gros. Mais d’abord, je suis bien trop orgueilleux pour ça. Imaginez vous de quoi aurai-je l’air, frappant à la cellule de mon voisin : « Excuse-moi j’ai perdu ma voix, je pense que c’est un avertissement assez clair, tu ne pourrais pas m’apprendre à parler ? m’apprendre à prêcher quoi, à bénir… » De toute façon, je ne suis pas certain que ça marche. Pas sûr que les prêcheurs patentés soient les plus à mêmes d’apprendre à bien parler. On peut être bardé de diplôme, faire partie des bonnes listes, avoir les bons papiers, et ne pas être dans le coup.

Voyez par exemples mes deux grands amis, Eldad et Medad, au temps de Moïse. Ils ne sont pas avec les autres, les gars sérieux, qui ont répondu présent à l’appel le matin, sans doute un peu fiers de faire partie de la liste : « Robert ! – Présent – tu vois je te l’avais dit – Marcel ! – Ah j’en étais sûr. » Et tous en rang par deux suivent Moïse vers la tente, à l’extérieur du camp. « Je vous explique les règles : On va prophétiser, mais pas n’importe comment. Une part rigoureusement égale de l’Esprit va venir sur chacun d’entre vous, mais juste une fois, pour voir, et puis pas de panique les gars, on est à loin du camp, donc entre nous, si vous dites des bêtises, ça ne sortira pas d’ici. » Prophétisme un peu light, non ? Alors qu’Eldad et Medad, eux, allez savoir pourquoi, n’étaient pas dans la troupe savamment organisée des 70 anciens en rang par deux devant la tente. Ils n’étaient pas dans le coup, parce qu’ils étaient dans le camp. Peut-être parce qu’ils faisaient la grasse matinée, ou qu’on avait oublié de les appeler. Qu’importe. Eux aussi prophétisent, et pour de vrai, et au milieu de tout le monde, et ça dure tellement que ça fait jaser : « Eh dis-donc Moïse, c’est pas juste, ils prophétisent et ils ont pas les bons papiers. Ils n’ont pas le droit ! »

Ah mais si seulement tout le monde pouvait avoir la grâce d’Eldad et Medad, prophètes libres et imprévus au milieu de la ville ! J’ai vite fait de transposer le récit, la encore, pas besoin d’avoir fait de thèse sur Grégoire de Nysse pour comprendre que ceux qui m’apprendront à parler, à prophétiser en somme, ne sont pas forcément les 70 anciens bardés de diplôme et prévus pour le faire. Non… il y a des chances que ce soit ailleurs qu’il me faille mendier une rééducation vocale.

Et là frères et sœurs, ça commence à sentir le roussi pour vous. Parce que s’il y en a qui habitent au milieu du camp ici, de la ville quoi, entre vous et moi, c’est plutôt vous. S’il y en a qui ne sont a priori pas inscrit sur les listes de prophètes officiels, entre vous et nous, c’est plutôt vous. S’il y a des descendants d’Eldad et Medad dans la salle, ils sont plutôt de ce côté-là de l’autel. Bref, comprenez maintenant ceci :

Oui, dans l’Eglise, il y a eu, il y a, il y aura du scandale. Parce que, oui, moi le premier avec ma voix au moins, et d’autres, d’autres façons, ont scandalisé, parfois très gravement ceux que Jésus appelle les petits. (Il y a des borgnes au royaume, mais, voyez-vous, il y a aussi des énuques…) Il faut donc se ressaisir. Et cela ne pourra pas se faire sans vous. Je ne vous demande pas de venir au micro pour commencer à prêcher, mais seulement de garder la tête froide et faire ce que Christ demande : soigner, accueillir, et bien-sûr parfois prophétiser sur Dieu et les hommes quand vous aurez de l’inspiration. Vous les avez bien, nul dans l’Eglise n’a le monopole de la prophétie ou de la sainteté. Qui sait si Eldad et Medad ne sont pas restés au camp, parce qu’ils étaient trop occupés à leur humble tâche quotidienne de soigner les pauvres et de donner un verre d’eau par pure charité. Et d’ailleurs si ça tombe ils ne savaient pas qu’ils prophétisaient. Parce que leurs prophéties n’étaient peut être pas faite de mots, mais juste de gestes…

C’est dans la constance, au milieu des actes quotidiens, répétés avec fidélité et amour, que naissent les plus grands prophètes. Au travail, en famille, avec ses amis, dans les engagements associatifs : nous avons besoin d’Eldad et Medad à la tête froide, qui ne sont pas apeurés par les scandales, fussent-ils les pires, qui secouent l’Eglise. Qui ne se laissent pas abattre par les mauvaises nouvelles. Qui ne perdent pas leur temps à lire les commentaires des uns, les critiques des autres, les lamentations et les commisérations sur la crise actuelle… Mais qui sont entièrement absorbés par la seule chose qui vaille : l’urgence de la charité. Elle ne fait pas de bruit, et Dieu, comme nous avons aujourd’hui besoin de son silence, du silence de la charité. Des prophètes, oui, mais aussi discrets qu’Eldad et Medad, dont on n’entendra plus jamais parler dans l’Ecriture.

Saints Eldad et Medad, nous vous en supplions : apprenez-nous à devenir prophètes, apprenez-moi à parler.

 

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