« Seigneur, n’y-a-t-il que peu de gens qui soient sauvés ? Efforcez-
vous d’entrer par la porte étroite, car, je vous le déclare, beaucoup
chercheront à entrer et n’y parviendront pas ».
A peine sommes-nous rentrés de vacances, du moins pour les plus
chanceux d’entre nous, voilà que Jésus nous cueille avec un de ces
phrases exigeantes dont il a le secret. Le désir de Dieu n’est-il pas
pourtant que tous soient sauvés ? S’il nous a créés à son image et
ressemblance, n’est-ce pas pour avoir la joie de réunir tous ses
enfants, comme certains d’entre vous l’avez fait au cours de l’été,
rassemblant dans votre maison enfants, petits-enfants. Des maisons
pleines à craquer, du bonheur.
Un Dieu qui rassemble et va chercher même ceux du lointain, c’est ce
dont nous parle la première lecture, tirée du livre d’Isaïe : « Ainsi
parle le Seigneur, moi, je viens rassembler toutes les nations, de
toutes langues. Elles viendront et verront ma gloire… Et du milieu
d’elles, j’enverrai des rescapés qui n’ont rien n’ont rien entendu du
ma renommée, qui n’ont pas vu ma gloire ; ma gloire, ces rescapés
l’annonceront parmi les nations. Et de toutes les nations, ils
ramèneront tous vos frères, en offrande au Seigneur, jusqu’à ma
montagne sainte, à Jérusalem, dit le Seigneur ». Ce passage est, en
fait, la toute fin du livre d’Isaïe, ce prophète qui s’est littéralement
épuisé à essayer de ramener dans le droit chemin un peuple élu,
prompt à tourner le dos à son Seigneur. Isaïe a dû annoncer le pire, la
ruine d’Israël et de Juda, l’exil et la déportation en punition des
infidélités du peuple, mais, in fine, il laisse son lecteur sur cette note
d’espérance : tous sont attendus, y compris ceux du lointain, qui
arrivent montés sur des mulets et des dromadaires. « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la
vérité », dit la 1 ère épitre de St Paul à Timothée (2,4) et, pour nous
faire rêver de cette belle réalité, le livre de l’Apocalypse propose une
vision d’une foule immense, de toute nation, tribu, peuple et langue
assemblée au pied du trône de l’Agneau (Ap. 7,9).
Alors comment comprendre la réponse de Jésus à ses disciples : «
efforcez-vous d’entrer par la porte étroite ; beaucoup chercheront à
entrer et n‘y parviendront pas » ? Le passage est situé à un moment
où Jésus est en train de monter à Jérusalem. Il sait l’épreuve qui
l’attend et essaie d’éveiller ses disciples par diverses mises en
garde : « Je suis venu apporter le feu sur la terre », « soyez
semblables à des gens qui attendent leur maître à son retour des
noces, afin de lui ouvrir dès qu’il viendra et frappera ». S’en prenant
fréquemment aux scribes et aux pharisiens, Jésus semble vouloir dire
à ses coreligionnaires juifs : « ne vous bercez pas d’illusions ; vous
croyez vous acheter une bonne conscience en respectant à la lettre le
détail de la Loi, mais ce n’est en rien une garantie ». Nous aussi, pour
la plupart, nous nous considérons un peu comme les gens du dedans,
dont le salut est en quelque sorte acquis. Nous avons été baptisés,
nous allons à la messe, nous ne sommes pas parfaits, mais enfin nous
ne commettons pas de fautes dramatiques. Est-il possible que le
Maître nous réponde comme aux invités de la noce qui demandent à
entrer : « Je ne sais pas d’où vous êtes. Eloignez-vous de moi, vous
tous qui commettez l’injustice ». Même si nous ne sommes pas les
auteurs directs d’injustices dramatiques, nous sommes
inévitablement un peu complices d’un monde qui écrase les pauvres,
laisse les migrants se noyer dans la mer, un monde où les nantis
protègent leur bien-être, un monde marqué par ce que le pape Jean
Paul II appelait les « structures de péché », ce péché du monde dont
nous sommes inévitablement un peu complices.
Alors c’est quoi la porte étroite, à travers laquelle nous sommes
invités à tenter d’entrer ? Il s’agit, peut-être, de ce surcroît d’amour
auquel nous nous sentons souvent appelés quand nous acceptons de
vivre en disciples de Jésus.
Le surcroît d’amour c’est ce qui se vit dans un couple quand l’un des
conjoints doit prendre soin de l’autre qui décline et demande
beaucoup de soin, de patience, de douceur.
C’est ce à quoi sont appelés les parents d’un enfant handicapé, qu’il
faut veiller nuit et jour.
C’est ce que vivent tous ces volontaires, jeunes et moins jeunes, qui
donnent une semaine de vacances pour être brancardiers au
pèlerinage de Lourdes
C’est le choix que s’apprêtent à faire nos 8 jeunes frères novices qui,
dans moins de 15 jours, vont prononcer leur premier engagement à
la suite du Christ dans l’Ordre de St Dominique.
Vous l’avez compris, il y a mille et une manières de vivre ce surcroît
d’amour, ce passage par la porte étroite à laquelle Jésus appelle ses
disciples.
Cela signifie certainement un oubli de soi, et pourtant ce n’est pas
triste du tout, c’est un chemin de joie. J’en ai eu une démonstration
éclatante hier matin en participant à Villeneuve d’Ascq aux obsèques
d’une vielle religieuse centenaire, sœur St Charles, qui venait quelque
fois à la messe ici le dimanche. Qui peut bien venir aux obsèques
d’une vieille religieuse centenaire, me direz-vous ? Eh bien l’église
était pleine à craquer, de jeunes et de moins jeunes. Une bonne vingtaine de petits neveux ont évoqué avec émotion leur tante Guiguite – elle s’appelait Marguerite – qui n’oubliait jamais un
anniversaire. La cérémonie était présidée par l’archevêque de Rabat,
le cardinal Cristobal Lopez, qui l’avait connue lorsqu’il était curé de
Kenitra au Maroc où cette sœur a passé 60 ans de sa vie. D’anciens
volontaires au Maroc ont dit combien sa rencontre avait marqué leur
vie. Une vie de service mais d’une fécondité incroyable.
Le surcroît d’amour, le passage par la porte étroite, beaucoup
d’hommes et de femmes le vivent au-delà des limites visibles de
l’Eglise et c’est d’ailleurs sur cette annonce que finit notre page
d’Evangile : « Alors on viendra de l’Orient et de l’Occident pour
prendre part au festin dans le Royaume de Dieu ». Notre frère Serge
de Beaurecueil qui a vécu l’essentiel de sa vie d’homme en Egypte et
en Afghanistan le dit de manière magnifique dans un très beau petit
livre intitulé Nous avons partagé le pain et le sel. Evoquant le
banquet éternel auquel Dieu convie tous ses enfants, il écrit : « Ils
seront tous là : bonzes et moines de jadis, derviches, guerriers et
poètes, fiers montagnards pashtous aux cheveux déployés, fougueux
cavaliers du Nord, paysans besogneux de nos petits villages, porte-
faix hazaras courbés par les fardeaux, les blonds Nouristanis, ceux
des tribus nomades, nos si bons vieux babas avec leur barbe blanche,
et nos petits enfants, si frais, si purs, souvent si peu gâtés … À tous on
ne demandera pas s’ils sont bouddhistes, chrétiens ou musulmans, ni
même s’ils ont jeûné ou prié assez […]. On les jugera sur le partage du
pain et du sel, sur l’hospitalité, sur l’amour ». Fin de citation.
La porte est étroite, mais beaucoup seront pourtant au rendez-vous
dans le Royaume. Paradoxe de l’amour. Osons emprunter ce chemin
qui conduit à la joie.