Homélie du frère Denis Bissuel
C’était avant la fête de la Pâque. Le peuple se préparait à
célébrer la libération de l’esclavage, la sortie d’Égypte. On
s’apprêtait à manger des pains sans levain, à immoler un
jeune agneau sans tache et sans défaut. Ce serait une fête
pour le Seigneur.
Mais la menace grondait autour de Jésus, comme un étau
qui se resserrait autour de lui : les grands prêtres et les
scribes cherchaient comment arrêter Jésus par ruse pour le
tuer ; l’un de ses disciples, qui partageait son pain s’apprêtait
à le trahir, un autre à le renier. Le mal rôdait, les tourments
agitaient l’âme humaine, y mêlant projet de trahison, désir
de fraternité, doute et espérance. Et Jésus était là,
réellement présent au milieu de ses disciples.
Sur fond de préparation festive et d’ambiance délétère,
Jésus est venu partager la condition des hommes, ses frères.
Acclamé la veille il sera crucifié le lendemain. L’Heure est
venue pour lui de les éveiller au mystère de la vie divine, au
mystère d’un amour possible tout entier donné ; l’Heure
d’entrer dans sa Passion, d’accomplir, d’achever sa mission,
l’Heure de passer de ce monde à son Père.
Frères et sœurs, ce soir nous faisons mémoire d’un repas,
le dernier que Jésus prit avec ses disciples. Nous faisons
mémoire d’un moment singulier, d’un événement du passé
décisif pour notre présent et notre avenir. Tandis qu’ils
mangeaient Jésus prit du pain, ce fruit de la terre et du
travail des hommes, et le leur donna en disant : Prenez,
mangez, ceci est mon corps pour vous. Puis il prit la coupe
du sang de l’Alliance et leur dit : prenez et buvez, ceci est la
coupe de mon sang. Prenez, mangez, buvez, voici mon corps, voici mon sang, voici ma vie donnée pour la vie du monde.
Inséparable du geste eucharistique, il en est un autre relaté
par l’évangéliste Jean.
Au cours du repas, sachant que le Père a tout remis entre ses mains,
Jésus se lève de table. Il dépose son vêtement comme il pose et
dépose sa vie aux pieds de ses disciples. Puis, lui le Maître et
Seigneur se met à genoux devant chacun de ses disciples, tel
l’humble serviteur qu’il est en vérité, et il commence à leur
laver les pieds à tous. Il y a là Pierre sur qui il bâtit son
Église et qui allait le renier et André, des pêcheurs du lac,
Jacques et Jean son frère, Philippe, Barthélémy, Matthieu un
collecteur d’impôts, un autre Jacques, Thaddée, Simon un
zélote, et Judas l’un des douze celui-là même qui allait le
livrer. Et à leurs pieds, Jésus. C’est le monde à l’envers, mais
bien l’endroit de Dieu, l’inouï de Dieu..
Jésus, ayant la condition de Dieu, écrit l’apôtre, ne retint pas
jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Prenant la condition de
serviteur, devenu semblable à nous, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort et à la mort sur une croix. Il manifeste ainsi
l’admirable échange par lequel Dieu offre à tous sa propre
vie. C’est à la fois un drame, un sacrement et une révélation.
Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi mais
pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude. Il
fallait que Jésus prît la tenue de serviteur, endurât sa
souffrance pour entrer dans sa gloire. Il en va de notre vie
pleine et entière, c’est-à-dire de notre salut. Jésus insiste
donc : il nous demande de lui faire confiance et de prendre
et de reprendre en mémoire de lui ce qu’il a dit et fait pour
nous : comme je vous ai lavés les pieds, vous devez vous aussi vous
laver les pieds les uns aux autres ; comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. Heureux serez-vous si vous le faites en mémoire de moi. Peut-être avons-nous comme l’apôtre Pierre quelques fierté ou réticences exprimées ou rentrées, toi Seigneur me laver les pieds à moi, jamais ! Mais il faut en passer par là, nous
laisser faire et faire de même.
Nous mettre au service les uns des autres, prendre soin de
nos frères et nous laisser soigner par eux, les aimer et nous
laisser aimer. Si nous ne comprenons pas encore, l’essentiel
est de commencer, de pratiquer, d’agir comme lui-même le
Christ agit pour nous. Plus tard, dit Jésus à Pierre, plus tard tu
comprendras.
Voilà le Testament de Jésus, le Nouveau Testament qu’il
laisse à ses disciples, il leur donne ce qu’il leur faut pour
vivre d’une vie nouvelle et éternelle : une parole, un geste, à
reprendre en mémoire de lui. Recevoir et partager le pain et
le vin, corps et sang du Christ mort et ressuscité, devenir
serviteur les uns pour les autres, nous aimer les uns les
autres comme Jésus lui-même nous a aimés, faisant de notre
vie une offrande, sans grief ni jalousie, par souci du seul et
unique bien commun, du Corps du Christ à édifier.
Après avoir ainsi parlé Jésus peut s’avancer. Maintenant il
n’a plus rien à perdre, il nous a déjà tout donné, sa Parole,
son corps, son sang, sa vie pour la vie du monde. La mort
gardera son caractère de supplice épouvantable, pourtant
elle ne s’emparera de rien qui n’ait été déjà livré aux
hommes. Jésus peut affronter les insultes et les coups de ses
adversaires, passer au milieu d’eux, aller son chemin et
s’avancer vers la croix, la Résurrection et la Vie.
Suivons-le dans la confiance et dans la foi, suivons-le en
ces temps où l’Eglise est fortement secouée, où une
cathédrale s’enflamme et une flèche s’écroule. Suivons-le fidèlement, alors nous pourrons percevoir à l’horizon la
lueur de l’aube comme il nous l’a promis.