Homélie du frère Denis Cerba – Dimanche 24 novembre – Solennité de Notre Seigneur Jésus Christ, roi de l’univers
L’année liturgique s’achève donc sur ce dimanche du Christ-Roi. Ce qui avait commencé à Noël dans l’humilité et l’abaissement d’une crèche s’achève aujourd’hui dans la pompe d’une intronisation royale. Jésus est maintenant, selon l’intitulé exact (en quelque sorte officiel) de cette fête « Notre Seigneur Jésus Christ Roi de l’Univers ». Ça peut ressembler à un conte de fées (le paria qui devient roi…), mais c’est bien évidemment tout sauf ça : si l’on n’en était déjà convaincu, il suffirait pour l’être de se remémorer la page d’Évangile que l’on vient d’entendre… La royauté du Christ n’a rien à voir avec les histoires de princes et de princesses des magazines people, mais tout à voir avec l’histoire du salut et l’événement de la Croix. Il nous faut donc méditer cette royauté ultime et définitive du Christ à l’aune de ces choses : en quoi consiste ce pouvoir extraordinaire d’un Dieu que lui confère sa mort pour nous en croix entre deux brigands ? Et quel enseignement en tirer concernant notre propre rapport au pouvoir, dans toutes les sphères où nous nous trouvons en avoir un, si petit soit-il : dans nos métiers, dans nos familles ? — finalement, en fait, dans toutes nos activités et toutes nos relations des rapports de pouvoir, si anodins peuvent-ils paraître au premier abord, ne sont-ils pas susceptibles d’entrer en jeu ?
Pour méditer tout cela, donc, et en premier lieu la souveraineté du Christ, je crois qu’il y a foncièrement deux façons de procéder : une bonne et une mauvaise. La mauvaise, tentante évidemment comme toutes les choses mauvaises, consiste à se contenter de projeter sur Dieu notre conception humaine instinctive du pouvoir, avec toute sa charge émotionnelle de fascination, d’envie et de crainte mêlées… Je ne suis pas tout à fait sûr qu’au moins quelque chose de ce genre n’ait pas joué, au moins marginalement, dans l’institution même de cette fête, qui est très tardive puisqu’elle n’a eu lieu vous le savez qu’en 1925, dans un contexte historique où la notion de pouvoir politique était l’objet de vives controverses et d’expérimentations pour le moins diverses, je ne vous fais pas un dessin. Je ne creuse pas plus la question, mais il me semble quand même nécessaire de vous rappeler que la réforme liturgique du Concile Vatican II a sensiblement modifié le sens de cette fête héritée du début du 20e s. : il en a d’une part déplacé la date (en la plaçant le dernier dimanche de l’année liturgique, c’est important, on va voir pourquoi) et d’autre part, il en a infléchi le sens de façon assez significative. Ce n’est plus la fête du Christ-Roi, c’est la fête de « Notre Seigneur Jésus Christ Roi de l’Univers » : la dimension trop directement politique a été volontairement gommée (et avec elle l’idée plus ou moins sous-jacente à l’époque d’une opposition lois divines/lois humaines), et on s’oriente sur l’idée plus large et plus fondamentale de la récapitulation et de la réconciliation ultime de toutes choses, de la création entière, dans le Christ — ce qui est précisément une idée très ancienne dans le christianisme et justement le thème de l’hymne aux Colossiens de saint Paul qu’on a lue tout à l’heure : « … Dieu le Père… nous a placés dans le Royaume de son Fils bien-aimé… Car Dieu a jugé bon… que tout, par le Christ, lui soit enfin réconcilié, faisant la paix par le sang de sa Croix, la paix pour tous les êtres sur la terre et dans le ciel. » Encore une fois, donc : il s’agit du mystère du salut, dans sa dimension ultime et définitive, bien qu’encore devant nous d’une certaine façon, eschatologique on dira en termes savants, et pas du règne quasi-politique d’une sorte de super-roi qui règnerait directement au nom de Dieu.
Néanmoins il est bien question d’un règne du Christ, mais il ne peut pas se comprendre à la lumière des règnes humains ordinaires, puisque justement le Christ a passé sa vie à repousser cette façon erronée de comprendre sa vie et sa mission : il a passé sa vie à essayer de faire comprendre à ses propres disciples qu’il n’était pas là pour chasser les Romains et devenir roi d’Israël — ce qui était l’idée la plus naturelle qui venait à l’esprit de ses disciples et qui sera encore au centre de son procès devant Pilate et finalement le motif officiel de sa condamnation, comme en témoigne l’écriteau dont parle saint Luc et les autres évangélistes : on se rappelle en particulier le dialogue entre Jésus et Pilate, rapporté par saint Jean, où Jésus accepte bien d’être appelé « roi », mais à condition d’entendre par là quelque chose de tout à fait différent de ce à quoi peuvent penser Pilate et les autorités juives : oui, « Je suis roi », dit Jésus en toutes lettres, mais « mon royaume n’est pas de ce monde », il est d’une essence différente, et quand il s’agit d’expliquer en quoi ça peut consister, il dit simplement la chose suivante : « Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. »
Donc on ne projette pas sur le Christ notre conception humaine instinctive du pouvoir et encore moins l’expérience historique qu’on en a — et on adopte plutôt la perspective exactement inverse, la bonne perspective : on accueille le témoignage du Christ, on apprend du Christ ce qu’est le pouvoir, et on l’apprend d’abord du Christ en Croix. On révise notre conception du pouvoir, on réforme notre pratique du pouvoir, dans toutes les sphères où on en a et où on en exerce si peu que ce soit, et on le fait à la lumière du Christ, en écoutant la voix du Christ, en suivant son exemple. Dire ça, c’est dire que le pouvoir fait éminemment partie de ces quelques lieux importants, de ces quelques lieux stratégiques de l’existence humaine où l’urgence de la conversion se fait sentir — comme elle se fait sentir aussi, par exemple, dans le domaine de l’argent, des biens matériels, des richesses, dans celui de la nourriture, dans celui de la sexualité, je vous laisse terminer la liste. Ce sont des lieux stratégiques de conversion parce que ce sont des lieux stratégiques de tentation, et le Christ lui-même en sait quelque chose puisque sa vie publique a précisément commencé par l’épreuve de ces tentations. C’est l’épisode de la tentation au désert qu’on lit au début du Carême : la tentation de la nourriture (« Tu peux changer ces pierres en pain ! »), la tentation des richesses (« Je peux te donner tous ces royaumes et toutes leurs richesses ! »), la tentation du pouvoir (« Tu peux donner des ordres aux anges qui sont à ton service ! »). L’épreuve de la tentation encadre la vie du Christ, elle ne le lâche pas, puisqu’après avoir été tenté trois fois au désert, le voilà maintenant à nouveau tenté trois fois sur la Croix : à trois reprises on lui lance sur un ton sarcastique, d’abord les chefs religieux, puis les soldats, puis l’un des brigands (mais pas le peuple, vous remarquerez, qui se contente de regarder et qu’on devine plus dérouté et interrogateur qu’hostile et sarcastique), trois fois donc on lui lance : « Si tu es le Messie, si tu es le roi, sauve-toi toi-même ! ». Comme Pierre vient juste de l’être, Jésus est tenté trois fois : Pierre tombe trois fois, Jésus résiste deux fois trois fois. C’est cette différence qui fait qu’on a impérativement besoin de Jésus, y compris Pierre !
En fait, sur le bois de la Croix, Jésus règne déjà — même si c’est invisible et insoupçonnable pour les chefs, les soldats et le premier brigand. La souveraineté du Christ est déjà là, bien réelle même si elle est quasiment insoupçonnable, même si elle n’est pas encore consommée, même si elle ne lui épargne pas la souffrance et bientôt la mort, même si elle s’exerce dans le quasi-silence et une forme d’impuissance face à la violence et aux moqueries des méchants — en tout cas elle est bien là et se manifeste à celui qui sait la voir et la solliciter : au second brigand, qui sait discerner la royauté du Christ puisqu’il lui demande de se souvenir de lui quand il viendra dans son Royaume, et Jésus lui répond effectivement souverainement, avec autorité, dans le ton comme dans l’objet : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis. »
Quel est donc ce pouvoir dont Jésus est détenteur et dont il nous donne l’exemple, que les mauvais ne soupçonnent même pas et que les bons pressentent ? Hé bien ! c’est assez simple : c’est à peu près exactement l’extrême inverse de ce que les chefs, les soldats et le mauvais brigand s’imaginent être le pouvoir, et l’extrême inverse aussi de la façon dont nous sommes immanquablement tentés de l’utiliser dès que et si peu que nous en ayons les uns à l’égard des autres. « Si tu as le pouvoir, sauve-toi toi-même ! ». Hé bien non ! tout l’Évangile est sous-tendu par ce message extrêmement simple que le vrai pouvoir, ça n’est justement pas celui qu’on exerce sur les autres, ou par lequel on utilise les autres, à son profit exclusif ou même simplement d’abord à son profit — mais plutôt celui par lequel on se met au service des autres justement parce qu’on le peut et dans toute la mesure où on le peut. Le vrai pouvoir, c’est le service : je ne vois pas en fait au fond ce que Jésus a pu dire, ou faire, d’autre, ou de beaucoup plus important dans l’Évangile, ni qui lui mérite plus proprement le titre de Roi de l’Univers. Ça fait déjà plusieurs siècles que le prophète Ézéchiel avait fulminé contre les pasteurs d’Israël et à travers eux contre tous les pseudo ou les mauvais pasteurs : « Pasteurs, ainsi parle le Seigneur Dieu : malheur aux pasteurs d’Israël qui se paissent eux-mêmes. Les pasteurs ne doivent-ils pas paître le troupeau ? […] Eh bien !… par ma vie… je le jure : parce que mon troupeau est mis au pillage…, voici, je me déclare contre les pasteurs. Je leur reprendrai mon troupeau et… voici que j’aurai soin moi-même de mon troupeau et je m’en occuperai… C’est moi qui ferai paître mes brebis et c’est moi qui les ferai reposer, oracle du Seigneur Dieu. Je chercherai celle qui est perdue, je ramènerai celle qui est égarée, je panserai celle qui est blessée, je fortifierai celle qui est malade. Celle qui est grasse et bien portante, je veillerai sur elle. Je les ferai paître avec justice. » Hé bien oui ! cet oracle s’est bien accompli dans le Christ : il est tout à la fois le bon Pasteur, le seul vrai Roi et le mystérieux Réconciliateur de toutes choses en Dieu.