Homélie du frère Denis Cerba – Dimanche 11 octobre 2020
Vous l’avez sans doute remarqué, nous entrons dans le temps des grandes paraboles évangéliques : la parabole de la vigne dimanche dernier, la parabole du festin de noces aujourd’hui — et bientôt viendront la parabole des vierges folles et des vierges sages, puis la parabole des talents. Toutes ces paraboles nous orientent dans une seule et même direction, celle de la fin des temps, de l’horizon eschatologique, comme on dit savamment. C’est que la fin de l’année approche, et qu’à cette occasion la liturgie nous invite résolument à faire l’effort de regarder au plus loin : de nous extraire de nos problèmes, petits ou grands, et de considérer l’horizon final de tout cela. Vous l’avez entendu, le prophète Isaïe, nous promet qu’à la fin des temps « le Seigneur préparera un festin et essuiera les larmes sur tous les visages ». Il n’y a pas à douter, je crois, que Dieu ne nous conduise vers un avenir meilleur, que c’est à quoi il s’emploie jour après jour, que ça a déjà commencé, qu’on en est déjà dans ce monde pour ainsi dire à l’apéritif du banquet final, qu’en dépit de toutes les épreuves que nous pouvons traverser Dieu ne soit déjà auprès de nous pour essuyer nos larmes, comme le dit le prophète. Saint Matthieu lui aussi voit tout se terminer par un festin, un festin du type le plus joyeux qui soit, un festin de noce — mais avec quand même une petite note discordante par rapport à Isaïe : en dehors de la salle de noce, « dans les ténèbres du dehors », « là, il y aura » bien encore « des pleurs et des grincements de dents », et apparemment personne pour les essuyer… Alors n’interprétons pas cela de façon trop hâtive, comme s’il était évident qu’à la fin il y aura un tri entre les bons et les méchants, que les élus seront peu nombreux — et qu’évidemment on en fera partie ! On verra que le message de Saint Matthieu est en fait de teneur assez différente.
Pour comprendre ce message, il faut prêter attention à l’ensemble de la parabole et pas seulement à sa conclusion, assez abrupte — parce qu’en fait en nous parlant de la fin, Jésus nous parle tout autant et même avant tout de notre présent, et il ne nous parle pas des malheureux qui continueront à pleurer et à grincer des dents et dont nous ne serons pas, mais de nous-mêmes ici et maintenant. Nous parler de la fin, c’est une façon de nous décoller de notre présent, de nous faire prendre du recul sur nous-mêmes, afin justement de nous faire nous interroger sur l’orientation fondamentale de notre vie : ce que je fais aujourd’hui, ce que j’ai fait jusqu’à aujourd’hui, où est-ce que ça me mène en définitive ?
Donc cette parabole parlait au présent des lecteurs de Saint Matthieu et à travers eux à notre présent. Je pense que pour les lecteurs de Saint Matthieu — c’est-à-dire des judéo-chrétiens de la fin du premier siècle — elle était en fait tout à fait transparente, comme toutes les paraboles évangéliques, même si Jésus se plaint souvent que les gens soient durs d’oreille : en fait, tout le monde comprend, mais on ne veut pas entendre, ce qui n’est pas la même chose ! Nous, aujourd’hui, on est peut-être plutôt dans la situation inverse : malgré notre désir d’entendre ce que le Christ veut nous dire, la parabole nous est moins compréhensible parce qu’elle ne parle pas directement de notre présent (d’où le danger d’y projeter des éléments qui n’ont rien à y faire, comme je l’ai dit tout à l’heure).
Donc, pour entendre Jésus, on n’a pas le choix, il faut décrypter. On a de la chance, car à la fois la tradition et les exégètes contemporains sont plutôt d’accord sur ce qui se cache derrière chacun des éléments de la parabole. Première chose transparente : le roi représente Dieu le Père, et son fils qui se marie représente Jésus, le festin de noce étant le banquet eschatologique que Dieu le Père nous prépare pour la fin des temps et auquel nous sommes conviés, pour autant que nous nous intéressions à ce qui arrive et ce que fait Jésus plus qu’à nos affaires du quotidien (si on n’a que faire du futur marié, il y a peu de chance qu’on note la date de son mariage sur nos agendas) — ce qui n’est pas le cas des premiers invités, puisque même après deux invitations cordiales, ils ne sont toujours pas intéressés : ces deux premières invitations représentent l’histoire du peuple d’Israël, choisi et choyé par Dieu, auxquels il envoie ses messagers, c’est-à-dire les prophètes, encore et toujours au long des siècles, sans se lasser, jusqu’à Jésus, et le meurtre des envoyés du roi représente sans nul doute la mort de Jésus. Dans le contexte de la parabole, remarquez que le meurtre des messagers du roi a quelque chose d’absurde : normalement, on ne massacre pas des gens qui vous invitent à un mariage, même si on n’a pas envie d’y aller : on se contente de ne pas y aller ! Mais précisément, pour saint Matthieu la mort de Jésus a quelque chose d’absurde : il est monstrueux et a priori inexplicable que les fils d’Israël aient tué Jésus plutôt que de l’écouter et de le suivre. Et sans doute s’il était là aujourd’hui, il trouverait aussi totalement absurde qu’on puisse s’intéresser à quoi que ce soit plus qu’à Jésus… (Il ne serait pas déçu). Vous avez noté la réaction du roi, qui se met en colère et envoie ses troupes pour tuer les meurtriers et raser leurs villes : là encore, pour les contemporains de saint Matthieu, c’est une allusion tout à fait transparente à la prise et à la destruction de Jérusalem en 70 par les armées de Titus, le fils de l’empereur Vespasien. On pense que l’évangile de Matthieu a été écrit dans les années 80-90, donc à un moment où ces événements frappants étaient encore dans tous les esprits, tant des juifs que des chrétiens. On voit que pour saint Matthieu, c’est un événement-charnière, qui fait basculer dans une ère nouvelle, celle qui correspond à la troisième invitation de la parabole : il s’agit maintenant de la mission de l’Église, avec sa caractéristique principale aux yeux des chrétiens, qui avait déjà été mise en exergue par saint Paul, à savoir son universalité : dorénavant tout le monde est appelé, il n’y a pas d’invités triés sur le volet, pas de peuple choisi, les mauvais comme les bons sont les bienvenus, c’est-à-dire tout le monde. Le royaume de Dieu est passé du peuple d’Israël à une entité non-ethnique à visée absolument universelle.
Donc c’est de nous que parle maintenant saint Matthieu, car depuis cette étape, il ne s’est plus rien passé d’aussi important dans l’histoire des relations entre Dieu et les hommes : Dieu nous a dit dans son Fils tout ce qu’il voulait nous dire, et il n’a plus aucune nouvelle invitation à nous lancer si ce n’est à écouter Jésus et à le suivre. Le reste est à la limite un bla-bla superflu…
Je continue néanmoins le mien, avant tout pour attirer votre attention sur un contresens qu’il ne faut pas commettre à propos de cette troisième et dernière étape. Le message de Matthieu concernant l’Église — puisque c’est d’elle qu’il est maintenant question — ne consiste pas à dire que l’Église, c’est le petit nombre des purs, des élus, des sauvés, par opposition aux mauvais qui sont à l’extérieur. C’est une lecture tentante pour ceux qui sont à l’intérieur — pour nous —, et dont on a des exemples dans l’histoire de l’Église : c’était par exemple la position des donatistes, au 5e siècle : l’Église ne peut être qu’une communauté de purs et de parfaits (les cathares diront quelque chose de similaire au 13e siècle et il y a peut-être des chrétiens qui disent ça encore aujourd’hui : c’est la tentation sectaire), à quoi saint Augustin a rétorqué : non, l’Église n’est pas une communauté de purs, c’est plutôt un ramassis de pécheurs en quête de salut ! Lire, comme les donatistes, cette parabole comme une invitation au sectarisme, c’est passer complètement à côté, c’est revenir aux étapes antérieures, à l’opposition entre le petit nombre des élus et la masse des perdus : non ! l’universalité de l’Église de l’apôtre Matthieu est bien réelle, ses portes sont grandes ouvertes, tout le monde peut y entrer — mieux : tout le monde y est à sa place, les mauvais comme les bons, et le mauvais, ça n’est pas nécessairement l’autre, c’est peut-être moi, parce qu’en définitive et ultimement ce tri n’appartient qu’à Dieu et à lui seul ! La véritable Église du Christ est donc une Église ouverte et optimiste. Pas une Église naïve, qui met sur le même plan le bien et le mal, qui renonce à discerner, une Église de bisounours. « Ne juge pas, pour n’être pas jugé ! » a dit saint Paul longtemps avant saint Matthieu. Ça ne veut pas dire : renonce à tout jugement, mets tout sur le même plan, laisse tout passer ; ça veut dire : quand tu juges, rappelle-toi que tu es le premier jugé ! Donc, c’est ça l’Église : une communauté de pécheurs en quête sincère de salut, en chemin vers Dieu, vers la porte étroite, qui ne se poussent pas du coude sur la route et ne passent pas leur temps à se condamner les uns les autres, mais plutôt qui se soutiennent et s’entraident, animés qu’ils sont — que nous sommes — de l’espérance indéfectible que tous seront sauvés, parce que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parce que ce que Dieu veut se réalise toujours à la fin !
« Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus ». Ça n’est en fait ni un jugement, ni un arrêt, ni une prédiction, ni un constat. Ni saint Paul, ni saint Matthieu, ni saint Augustin, ni le Christ ne l’entendent ainsi. C’est une exhortation adressée à tous : le chemin est difficile, la porte est étroite, mais le jeu en vaut la chandelle, et ce dont nous sommes absolument sûrs, c’est que tout au long de ce chemin nous pouvons compter sur l’indéfectible tendresse de Dieu à notre égard ! Plût à Dieu que nous puissions également compter sur celle les uns des autres ! Amen.