Homélie du frère Benoît Ente – 4e Dimanche de Carême – 27 mars 2022
Chers sœurs et frères, ce fils prodigue est souvent vu comme un grand pêcheur. Si cette lecture garde sa pertinence, je vous propose aujourd’hui de vous présenter un autre aspect de ce personnage inclassable. On lui reproche de ne pas donner beaucoup de nouvelles pendant son voyage. C’est vrai, mais à cette époque, Facebook et whatsapp n’existent pas. Il a ça pour lui. Et puis remarquez que lorsqu’il part, on ne parle pas de colère. Il ne frappe pas, il n’insulte pas son père. Et s’il prend sa part d’héritage, c’est avec l’accord de son père. Ensuite, le récit dit qu’il mène une vie de désordre et son frère, qui n’était pas là, l’accuse d’aller avec des prostituées. Le terme grec ἀσώτως rendu par désordre, se traduit littéralement par « privé de salut », c’est-à-dire une vie sans horizon, sans perspective, sans espérance. Ce prodigue me fait penser aux personnages de flambeurs qu’on trouve souvent au cinéma, par exemple Ginger dans Casino de Scorsese. Elle flambe tout ce qu’elle a, tout ce qu’elle possède sans se soucier du lendemain parce que pour elle, il n’y a pas de lendemain. Mais viennent le dépouillement et la famine. Remarquez encore l’intégrité du prodigue. Tout affamé qu’il est, il ne cherche même pas à voler de la nourriture alors même qu’il a sous les yeux les gousses qui lui font envie et qui sont destinées aux porcs. Alors, pour la première fois peut-être, ce fils espère en quelque chose. Il espère que son père n’aura pas le cœur de le rejeter totalement. Alors il se met en route et ce qu’il découvre surpasse ses rêves les plus fous. Son père l’attend, son père l’aime comme au premier jour. On pourrait penser à ce que Jésus dit à Simon le pharisien : celui à qui on remet une plus grande dette montrera plus d’amour. Mais en réalité, il n’est même pas question de dette. D’ailleurs le prodigue a dépensé sa propre part d’héritage, pas celle d’un autre, il n’est donc pas à proprement parlé en dette. Et même si c’était le cas, il n’est pas question ici de dette, de calcul, il est juste question d’un lien filial, d’un nom gravé à jamais dans le cœur d’un père. Pour le prodigue, c’est un choc, un ébranlement. Il voit, il reçoit d’un coup l’immense vague d’amour de son père. Il n’avait pas osé espérer cela. Il ne pouvait même pas seulement l’imaginer. L’histoire ne dit rien sur la façon dont il a réagi par la suite. Il ne dit mot, comme étourdi par l’événement. Mais nous pouvons supposer qu’il n’est plus tout à fait le même et que sa relation avec son père a complètement changé. C’est cela sœurs et frères le miracle de la conversion.
Au risque de vous choquer, ce prodigue me fait penser encore à une autre personne. Jésus. Ne s’est-il pas dépouillé de tout ? Identifié par là aux désespérés, aux flambeurs ruinés et humiliés après que la roue de la vie ait tourné. La deuxième partie du récit évoque plus clairement encore la comparaison avec le Christ : « Mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie » Ce festin autour du fils à qui on remet le vêtement et la bague a quelque chose de pascal, d’une intronisation du roi victorieux de la mort. D’ailleurs toutes les lectures de ce jour ont le parfum de Pâques. Le monde ancien s’en est allé clame Paul, un monde nouveau est déjà né. Et dans le livre de Josué, les Hébreux arrivent enfin en terre promise, justement le lendemain de la Pâque. Ils entrent dans l’âge de la maturité, l’âge de l’autonomie. Finie la manne surnaturelle, place aux produits de la terre et du travail des hommes.
Enfin, sœurs et frères, ce prodigue me fait penser à une dernière personne. Moi, vous peut-être. En particulier pendant ce carême nous faisons l’expérience de notre radicale pauvreté, notre radicale impuissance. Face au conflit qui embrase l’Ukraine et tue chaque jour. Face à une planète qui se réchauffe irrésistiblement et les conséquences que vous connaissez. Face à une personne dont la vie se consume à toute allure à cause de la drogue ou de l’alcool. Nos possibilités d’action sont bien minces. Alors nous nous approchons de Dieu, de Jésus et nous espérons y trouver du réconfort, des valeurs, un héritage familial, une identité. Mais comme pour le prodigue, ce qui nous attend au jour de Pâques est d’une richesse bien plus grande, quelque chose que nous ne pouvons même pas imaginer. Un père qui nous aime plus que lui-même, un amour qui rend toute chose, tout miracle possible. Amen.