Homélie du frère Emmanuel Dumont – 2e Dimanche de carême 5 mars 2023
1.1 En montagne
Il est 18h30, la cloche sonne, même pas une volée, j’éteins la musique, j’arrête de travailler, je descends dans l’église, c’est l’heure de l’oraison. Je vais à l’écart pour prier dans l’église, comme on va prier en montagne. Luc nous dit qu’à la Transfiguration Jésus allait prier en montagne.
L’église, comme la montagne, c’est le lieu de la rencontre de Dieu. C’est un lieu « chargé d’histoire sainte » on pourrait dire. On y a rencontré Dieu qui nous parle. Parfois, sa parole est claire, comme pour Moïse et les 10 commandements, sur le Sinaï (ou sur l’Horeb d’après le Deutéronome). Parfois c’est plus énigmatique, comme au buisson ardent (aussi sur l’Horeb) ou comme la brise légère d’Elie. L’Eglise, comme la montagne, c’est aussi un lieu chargé de promesse. La promesse de l’avènement du Royaume, quand tous les peuples se tourneront vers le mont Sion.
1.2 Les frères
Quelques frères sont déjà là à prier. Souvent, je suis là avec les frères Dominique. Les morts aussi sont là. D’une certaine manière, je suis aussi avec saint Dominique, qui est mort le jour de la Transfiguration, il y a quelques siècles. On ne se voit pas mais on sait qu’on est là. On prie ensemble, comme Pierre, Jean et Jacques, les premiers appelés par Jésus. Dans l’Evangile de Marc, ce sont les initiés, ceux qui sont là pour la résurrection de la fille de Jaïre, ceux qui sont là quand Jésus prêche la fin du monde, ceux qui sont là avec Jésus à Gethsémani.
1.3 La Transformation
Quand on prie, quand on est dans la confiance avec le Seigneur, on ne regarde pas les choses de la même manière.
J’ai essayé d’expliquer la Transfiguration hier soir et on m’a dit « Ah oui, c’est comme Super Sayian, quand Doku devient tout lumineux !». Alors, je ne connais pas assez Dragon Ball pour comprendre. Mais ce que je sais, c’est que dans la seconde lettre de Pierre, Pierre nous dit que la Transfiguration, ce n’est pas une fable ou de la mythologie.
Un habitué de www.theodom.org m’écrit régulièrement pour me dire que nous sommes trop dogmatiques. Autrement dit, il trouve que la théologie catholique, ce sont des mots qui viennent de Rome et qui ne veulent rien dire. Une sorte de technolangue vide…
Je suis frappé, à l’inverse, de rencontrer des personnes apparemment très simples, qui vivent de la foi chrétienne, qui disent au passage d’une phrase que Jésus est de nature divine et de nature humaine, qu’il est le Verbe incarné. C’est entre autres dans la prière qu’ils se sont appropriés ces mots, ces concepts, ces icônes du Christ, qui nous disent qui il est vraiment.
Parfois, quand je prie, je prends conscience que Dieu a été présent avec nous pendant cette journée. Sur le coup, on ne s’était pas rencontrés. On avait vu un frère, un collègue, un client… et là, dans la prière, sur le mont Horeb, on se rend compte que c’était le Christ. La prière transforme le regard sur les autres, elle transforme notre regard sur le contenu de notre foi commune.
C’est là, avec Lui, que je peux prendre conscience que sa divinité déborde de son humanité, que la Lumière qu’il a créée peut jaillir de Lui comme la vie.
1.4 La conversation de Malachie
Je disait que j’aime « faire oraison ». C’est une expression commune. Il ne s’agit pas de faire une « oraison funèbre » ou de prier une « oraison liturgique ». Ce n’est pas un hasard néanmoins si c’est le même mot : oratio, parler, demander.
Quand on fait oraison, on parle à Jésus. Quand je commence ma prière, je viens à lui avec ma vie, avec ce que je suis, ce que j’ai vécu. Même sans que j’en parle, ma journée est là, sous son regard. Je peux la confronter à la loi de Moïse, je peux me laisser juger par Moïse. Ce n’est pas toujours glorieux. Je peux aussi regarder ma vie et le monde tourné vers l’avenir, en espérant retrouver le meilleur. Ça, c’est Elie, lui qui a connu la persécution et l’errance, lui qui reviendra. Moïse et Elie, un regard sur le passé, un regard sur l’avenir. C’est comme ça que Malachie nous en parle, dans les derniers versets de l’Ancien Testament. La loi et les prophètes par lesquels la Parole de Dieu embrasse tout le temps.
Quand on parle à Jésus, on vient avec notre mémoire et nos espérances telles que notre histoire sainte les a construites.
1.5 Savoir et croire
Quand on prie, on ne sait pas ce qu’on fait. Parfois on a envie de s’installer dans cette chaleur, dans cette proximité avec Jésus, Moïse et Elie. C’est ce dont avait envie Pierre quand il propose de planter sa tente, mais Matthieu ne le dit pas, néanmoins Luc et Marc le disent : « il ne savait pas ce qu’il disait. »
On ne sait pas trop, nous non plus ce qu’on fait quand on prie, on ne sait pas trop ce qu’on vit comme chrétien. Et on sait encore moins qui est Jésus. Pierre ignore ce qu’il faut faire, au fond, Pierre ignore encore qui est Jésus.
Pourtant, Pierre a fait sa profession de foi, il y a une semaine. Il a dit que, pour lui, Jésus était le Messie, le choisi, l’annoncé, pour faire advenir le Royaume. Mais, ça ne suffit pas.
1.6 La nuée ou le mystère de l’Arche d’Alliance
Alors on voit une nuée. Une nuée sur la montagne, ça nous rappelle un vieux mystère. Un mystère digne d’Indiana Jones, le mystère de l’Arche d’Alliance. Une vieille tradition est évoquée dans le livre des Macchabées pour nous dire que Jérémie a caché l’arche d’Alliance dans une montagne. C’était avant la prise de Jérusalem par les Babyloniens. Or quand Néhémie a reconstruit le Temple, il n’y a pas remis l’arche. On n’a pas retrouvé l’Arche d’Alliance, le Tabernacle, la tente de la présence. Or Jérémie nous a dit qu’on la retrouverait à l’avènement du Royaume, avec une nuée, sur une montagne. Et si Jésus était l’Arche d’Alliance ? On retrouve notre tabernacle, qui n’abrite plus les Dix paroles mais la Parole de Dieu.
1.7 La proclamation du Fils de Dieu
En prison, j’ai discuté de la Transfiguration avec les détenus. Ils ont fait des remarques très intéressantes. L’un m’a dit : « Ah bon, Jésus avait un fils ? » Il n’avait pas compris d’où venait la voix. Un autre m’a dit : « Sur une montagne, comme là ou Abraham a failli tuer son fils ». Et il avait tout a fait raison, dans la Bible grecque, le premier endroit où on parle de Fils « bien aimé », c’est à propos d’Isaac. Jésus est le Fils bien aimé de Dieu, et pour lui, il n’y aura pas d’autre bouc émissaire. Parce que c’est ce Fils qui change tout.
On entend Dieu nous dire que Jésus est son Fils, comme il l’a déjà dit au baptême de Jésus. Le ciel s’ouvre comme il s’est ouvert au baptême, comme il s’ouvrira sur la croix. Si Jésus est de nature divine, c’est qu’il est lié au Père, c’est qu’il est Fils de Dieu.
Et il fera de nous ses frères, il fera de nous des fils adoptifs, il nous donnera la vie éternelle avec Dieu. Elie et Moïse qui reviennent des morts peuvent témoigner de la résurrection, mais c’est surtout cette intimité avec Dieu qui nous donne un avant-goût de la résurrection.
Et cet esprit d’adoption, cet amour filial, il nous est communiqué. Quand saint Paul dit à Timothée « fils bien aimé », il reproduit dans le monde les relations internes à Dieu, à la Trinité.
1.8 Adorer
Ce Dieu du passé et du futur, ce Dieu de la loi et de la promesse, ce Dieu qui a donné son fils et adopté l’humanité, je l’adore.
Adorer, concrètement, c’est mettre son visage contre le visage de la Terre, se reconnaître humus, se reconnaître dépendant de Dieu. Abraham met sa face contre la Terre quand il rencontre Dieu. Les apôtres adorent Dieu en Christ. Intérieurement ou extérieurement, après avoir bien discuté avec Dieu, je l’adore. Je me reconnais dépendant de lui.
Dans la première lettre aux Corinthiens, saint Paul nous dit que certains, en voyant les chrétiens qui prient, se sont mis à adorer Dieu qui est présent au milieu d’eux. Nous pouvons adorer Dieu partout où Il est présent.
1.9 Se laisser toucher.
Et finalement je me laisse toucher par le Christ, par ce Dieu qui a touché notre humanité en l’habitant.
Dans la Bible, c’est comme en temps de COVID, ou d’abus, d’habitude on ne touche pas. Toucher, c’est risquer de se rendre impur.
Eh bien le Christ a tout renversé. Il nous touche comme Dieu touche Daniel pour le relever après sa vision. Il nous touche comme Dieu touche la bouche de Jérémie pour l’envoyer prophétiser.
Dieu me touche pour me libérer. Il me rejoint dans mon humanité, pour me faire participer à sa mission, à sa divinité.