Tous frères

Homélie du frère Jean-Laurent Valois – 10e Dimanche du temps ordinaire – 9 juin 2024

« Je préfère ma famille à mes amis, mes amis à mes voisins, mes voisins à mes compatriotes, mes compatriotes aux étrangers ». Telle est aujourd’hui la petite musique sournoise qui semble vouloir imposer sa voix au dessus des autres. Disons-le tout de suite, cette musique est totalement discordante avec celle de l’Evangile.

Prenons simplement le temps, dans notre évangile, de contempler le regard de Jésus : « parcourant du regard ceux qui étaient assis en cercle autour de lui, il dit : « Voici ma mère et mes frères, quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère. » Regardons-la bien, cette scène: Les proches de Jésus sont « debout dehors » qui le cherchent. La foule, elle, est « assise autour de lui ». Le cercle de la foule a pris la place du cercle de famille. Par rapport à sa famille, qui le cherche, on pourrait s’attendre à ce que Jésus aille au devant d’eux ou du moins, qu’il les fasse venir auprès de lui ; c’est quelque chose qui se fait quand on est bien élevé ! Mais non ! il ne bouge pas le petit doigt. Evidemment, il ne conteste pas qu’ils soient sa mère et ses frères. Mais pour lui, il n’y a pas de raison qu’eux seuls aient le privilège d’être appelés ainsi. Il n’est pas d’accord pour dire que c’est anormal que la foule remplace sa famille. Mais enfin, pourquoi ces personnes qui viennent et qu’on lui montre – sa mère et ses frères – recevraient-ils des noms de parenté comme si le fait allait de soi ? La grande nouveauté de l’évangile, c’est que quand Jésus dit « Voici ma mère et mes frères », ces noms ne désignent plus une relation donnée dès le départ, mais un état auquel on accède en faisant la volonté de Dieu, c’est-à-dire, dans le cas précis, du fait qu’ils écoutent Jésus, et ce n’est plus réservé à quelques uns.

Ce qui est très beau dans notre évangile, c’est que Jésus donne un nom à ceux qui n’en n’avaient pas – la foule anonyme – « Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère ». « Quiconque » peut devenir « Quelqu’un », l’indéterminé devenir défini. L’anonyme porter un nom qui l’apparente à d’autres. Celui qui n’existe pas, perdu dans la foule, enfoncé dans la solitude ; l’insignifiant, accède à une existence particulière, comme membre d’une famille. Cette perspective nous amène à une attitude radicale : nos familles de sang brûlent souvent des beaux feux de l’amour. Jésus ne le nie pas. Mais il se scandalise quand un tel amour se replie sur ses propres limites et ne consent pas à répandre sa vague loin de son enclos, pour arroser tous ceux que la vie met sur notre chemin ; nos prochains, et pourquoi pas aussi nos lointains. C’est l’humanité qui est notre famille. Le Pape François ne disait pas autre chose aux JMJ de 2015 : Notre foi est comme une flamme, mais elle a besoin de l’oxygène des autres, sinon elle meurt. Quand Jésus réprouve des familles ou des clans repliés sur eux-mêmes, c’est à cause de leur fermeture. Qu’elles éclatent ! Qu ‘elles franchissent librement et allègrement cousinages et voisinages ! N’est-ce pas une folie de laisser l’amour familial, ou la préférence nationale supprimer l’amour universel ? Fils et filles d’un même Père, nous sommes tous frères !

Alors, je vais le dire en italien ; « Fratelli tutti !», comme l’écrivait Saint François d’Assise, en exprimant l’essentiel d’une fraternité ouverte qui permet de reconnaître, de valoriser et d’aimer chaque personne, indépendamment de la proximité physique, peu importe où elle est née et où elle habite. « Fratelli Tutti » ! nous rappelle le Pape François dans sa dernière encyclique. A côté de nos problèmes à nous, comme la baisse du pouvoir d’achat ou la sécurité, le sentiment d’appartenance à la même humanité s’affaiblit et le rêve de construire ensemble la justice et la paix s’estompe. Si nous ne réagissons pas, c’est une indifférence commode, froide et globalisée que nous laisserons s’installer. Les phénomènes migratoires suscitent des alarmes et des peurs, souvent fomentées et exploitées à des fins politiques. Une mentalité xénophobe de fermeture et de repli sur soi se diffuse alors. Les migrants ne sont pas jugés assez dignes pour participer à la vie sociale comme toute autre personne. On oublie qu’ils ont la même dignité intrinsèque que quiconque. On ne dira jamais qu’ils ne sont pas des êtres humains, mais dans la pratique, par les décisions et la manière de les traiter, on montre qu’ils sont considérés comme des personnes ayant moins de valeur, moins d’importance, dotées de moins d’humanité. Il est inacceptable – insiste le Pape – que les chrétiens partagent cette mentalité et ces attitudes, faisant parfois prévaloir certaines préférences politiques sur les convictions profondes de leur foi : la dignité inaliénable de chaque personne humaine indépendamment de son origine, de sa couleur ou de sa religion, est la loi suprême de l’amour fraternel qui est le commandement que nous a laissé le Seigneur.

Dès lors, et en définitive, attachons-nous à ne commettre aucun blasphème, c’est-à-dire tout ce qui outrage Dieu. Fuyons tout particulièrement le blasphème contre l’Esprit Saint dont il est dit dans l’évangile de ce jour que celui qui le commet « n’aura jamais de pardon. Il est coupable d’un péché pour toujours. » C’est le pire blasphème car il est un refus de dialoguer avec Dieu. Le blasphème contre l’Esprit consiste à dire que Dieu est Satan et que Satan est Dieu, comme le relate la chute d’Adam dans notre première lecture. Cette confusion nous fait prendre la voix du Mauvais pour celle de Dieu et la voix de Dieu pour celle du Mauvais. Pour éviter cela, ayons le regard que Jésus a sur chacun. En effet, ce regard est celui de Dieu. Loin d’enfermer, il libère. Loin de juger et de coller des étiquettes, il ouvre un avenir. Loin d’être dans la défiance, il se fait proche.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *