Homélie du frère Rémy Valléjo – 3e Dimanche de carême 2021
Vanité,
inanité,
le malheureux labeur des marchands du Temple n’est guère plus qu’un vain commerce du vide.
Vanité des vanités, tout est vanité.
Et comme le suggère Qohelet il n’y a décidément rien de neuf sous le soleil.
En effet, ce vain commerce de vanité des marchands du Temple était une réalité, hier, au temps de Jésus.
C’est encore la même réalité, aujourd’hui, dans un siècle qui loin du sanctuaire de son âme prend, consomme et jette sans jamais rien donner.
Vous le savez,
notre vie court toujours le risque de devenir un odieux commerce de vanité,
surtout dans ce don de soi où finalement nous ne donnons rien de nous-même ni cœur, ni âme, ni ardeur intime et profonde.
Ce risque touche absolument toutes les dimensions de notre vie,
c’est non seulement le travail mais aussi l’amour, l’amitié et la piété.
Nous ne donnons rien de nous-même car ce que nous offrons n’est guère plus qu’une offrande de pouvoir.
Sous prétexte d’un don nous accaparons fermement ce que nous voulons.
Un artiste a très bien saisi ce drame ordinaire de notre humanité.
Il s’agit du Greco, un peintre du XVIe siècle espagnol, dont le Palais des Beaux-Arts de Lille conserve un étonnant portrait de saint François d’Assise superbe et un poignant Christ au jardin des Oliviers
que je vous souhaite de pouvoir redécouvrir quand nos musées pourront vous accueillir.
Originaire de Candie en Crête,
Domenikos Theotokopoulos,
dit Le Greco,
a transfiguré son laborieux et méticuleux métier de peintre d’icône après avoir découvert l’œuvre peint de Tintoret et de Michel-Ange à Venise puis à Rome.
C’est au cœur de l’Espagne, à Tolède, qu’il déploie son talent dans des œuvres où la ferveur mystique ne cède en rien à la manière de ses maîtres.
Un artiste,
selon Le Greco,
peut s’appliquer à représenter avec labeur, minutie et science ce que la nature lui offre à portée de main.
Mais si la grâce n’a pas saisi son regard, cela ne lui servira de rien.
L’artiste doit avoir ses instruments de mesure, non dans la main mais dans l’œil.
L’œil seul est juge.
Et ce regard est bien au-delà du jugement parce qu’il est créateur.
Greco ne juge pas,
il donne à l’homme de voir son âme humaine.
Par la grâce de son art, Greco attire notre regard sur les grandeurs et les faiblesses de notre humanité.
Greco a donc peint « Les marchands chassés du Temple », un tableau qui se trouve aujourd’hui à la National Gallery de Londres.
Vous pourriez vous étonner que je vous inviter à voir une aussi petite reproduction,
mais c’est tout simplement pour vous inviter à faire un exercice de composition à la manière de saint Ignace.
Ce maître spirituel nous invite donc à composer la scène pour mieux ressentir et entendre la parole que le Seigneur nous adresse.
Imaginez donc une œuvre pleine de mouvement.
Dans le Temple,
Jésus est debout au milieu de la foule des changeurs et des vendeurs de bœufs et de colombes.
Il est vêtu d’une tunique rouge flamboyant qui contraste
Avec un fouet de cordes qu’il brandit avec ardeur
il renverse les tables des changeurs
les chasse tous du Temple avec les brebis et les bœufs des marchands.
Or,
dans ce tableau,
avant même que le Christ ait chassé qui que ce soit tout a déjà disparu.
Vanité, inanité
Un vain commerce de vanité.
Tel est le malheureux labeur des marchands du Temple.
Voyez-vous,
il n’y a pas l’ombre d’une offrande entre les mains de ces marchands, fidèles et prêtres qui s’affairent dans le Temple.
En effet,
de toutes les offrandes évoquées par l’Évangile,
pas une seule n’apparaît dans le dessin et l’ordonnance de ce tableau.
Point de monnaie.
Point de bœufs.
Point de brebis et de colombes.
Les tables et les paniers sont vides.
Vides de tout ce qui aurait pu les remplir.
Ce vide, bien plus qu’un simple souci de composition, c’est un dévoilement.
Les tables et les paniers sont vides.
Car, en vérité, les offrandes de ces marchands, fidèles et prêtres, sont vides.
Toute offrande est vide lorsqu’elle est une offrande de pouvoir.
Et le seul souci du peintre Le Greco fut d’en suggérer l’inanité.
L’inanité d’un commerce avec la vanité.
En vérité, les marchands sont bel et bien des bandits – les trafiquants dénoncés par le prophète Zacharie (Za 14, 21) – qui n’offrent rien d’autre aux fidèles que de se perdre et de s’enfermer dans une prière servile et mercenaire.
La prière servile et mercenaire,
c’est cette prière par laquelle je peux honorer Dieu de toute mon âme, de tout mon cœur, de tout mon pouvoir.
Mais ce pouvoir est précisément mis en défaut.
Je tente désespérément d’offrir ou de m’offrir à Dieu.
Mais en réalité j’accapare Dieu au gré de mon pouvoir.
Mon offrande demeure vide.
Car c’est une main mise sur Dieu.
L’offrande de ces hommes qui s’affairent au Temple est une offrande de pouvoir.
Une main mise sur Dieu quand Dieu vidé de lui-même devient une proie à saisir…
Une proie à saisir comme au jardin d’Éden.
Ce jardin d’où l’homme a été chassé pour avoir tenté de mettre la main sur la Vie de Dieu.
Or Jésus, selon l’épître aux Philippiens est celui qui, de condition divine ne retint pas comme une proie à saisir le rang qui l’égalait à Dieu. (Ph 4, 6)
Le Greco,
dont on connaît plusieurs versions de ces marchands chassés du Temple,
a bel et bien pressenti l’essence de cet Évangile.
Après avoir peint,
dans une première version,
la monnaie, les bœufs et les brebis,
remplis tous les paniers et les tables d’un savoir faire délibérément trop généreux.
Le Greco a tout fait pour faire disparaître pour relever l’essentiel.
La vie de Dieu,
c’est une vie que nul commerce ne peut accaparer.
Car la Vie de Dieu – toute vie – est une offrande à recevoir.
D’ailleurs, la Vie de Dieu – toute vie – est une offrande à recevoir.
C’est ainsi que la maison de Dieu, la demeure du Père, est offerte au zèle d’un amour qui se laisse déposséder de tout jusqu’à sa propre vie.
La vie de Dieu est à notre porte.
La porte de notre humanité.
C’est cette porte qui se trouve :
entre le jardin l’Eden et le mont Moriah du sacrifice d’Abraham, le lieu-dit du Temple,
entre l’insatiable désir de possession et la douloureuse épreuve du don.
La Vie de Dieu – toute vie – est une offrande à recevoir.
C’est pourquoi en entrant dans le monde le Christ dit :
Tu n’as voulu ni sacrifice, ni oblation,
Mais tu m’as façonné un corps.
Tu n’as demandé ni holocauste, ni victime,
alors j’ai dit « Voici, je viens »… (Ps 39, 7-8)
C’est le zèle d’un fils.
L’ardeur passionnée d’une prière filiale.
La prière, qui loin de tout commerce servile et mercenaire, se laisse envelopper, emporter et animée par le souffle de l’Esprit.
Dans le tableau de Greco.
Drapé de pourpre,
Le Christ est comme enveloppé, emporté, animé d’un tourbillon.
C’est ce que Le Greco appelle la « furia » de la figure.
Et pour représenter ce mouvement, aucune forme ne convient mieux que la flamme d’une chandelle.
C’est la flamme qui anima et consuma le Christ.
C’est cette flamme qui doit saisir notre regard.
Une flamme….
La vive flamme d’amour,
selon saint Jean de la Croix.
Telle l’unique et authentique offrande.
Ô flamme par amour vive,
Qui blesse par sa tendresse
Le centre de mon âme le plus profond !
Puisque tu n’es plus rétive,
Achève si tu acquiesces,
Romps la toile qui dans le bonheur nous fond.
(Chant de l’âme dans l’intime communication d’union d’amour avec Dieu)
A la lumière de Jean de La Croix et de Greco,
nous sommes dès lors invités à devenir cette offrande que le Christ incarne lui-même, lui qui n’est que don.
Tu n’as voulu ni sacrifice, ni oblation,
Mais tu m’as façonné un corps.
Tu n’as demandé ni holocauste, ni victime,
alors j’ai dit « Voici, je viens »… (Ps 39, 7-8)