Homélie du frère Denis Cerba – Solennité de tous les saints 1er novembre 2021
En ce jour de la Toussaint, notre attention se dirige sur la figure des saints, et à travers eux sur la vie après la mort : celle d’abord évidemment de nos proches disparus, mais aussi et de toutes façons la nôtre un jour ou l’autre. Qu’arrive-t-il à ceux que nous aimons après leur mort, et que nous arrivera-t-il à nous ? Ce sont des questions qu’il est évidemment difficile d’éluder, mais en fait aussi assez difficile d’élucider : personne en fait ne sait vraiment ce qui se passe après la mort, si ce n’est Dieu lui-même.
Pour nous guider, heureusement nous avons précisément ce matin la parole de Dieu : l’Apocalypse de saint Jean d’abord, la première lettre de saint Jean ensuite, et enfin les Béatitudes dans l’évangile de saint Matthieu.
Le message fondamental de l’Apocalypse est très réconfortant, en dépit peut-être de certaines apparences : le salut n’est pas réservé à un petit groupe de privilégiés, mais en fait destiné à tous : « J’ai vu une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues », autrement dit : tout le monde. A une condition près néanmoins : qu’ils viennent de la grande épreuve, dit saint Jean, qu’ils aient lavé leurs robes et les aient blanchies dans le sang de l’Agneau. Pas très facile à comprendre : blanchir ses vêtements dans du sang…, nous y reviendrons.
Ensuite, nous avons la première lettre de saint Jean, tout aussi réconfortante, qui nous dit que dans l’autre vie, nous serons enfin ce que nous sommes vraiment, à savoir des enfants de Dieu : « Ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est. Et quiconque met en lui une telle espérance se rend pur comme lui-même est pur ». Dans l’autre vie, nous serons semblables à Dieu car nous le connaîtrons enfin vraiment — mais ne serait-ce que cette espérance nous purifie déjà, elle nous prépare déjà à cette rencontre au point qu’elle a d’une certaine façon déjà lieu ici-bas.
Comment cette rencontre a-t-elle déjà lieu ici-bas ? C’est peut-être la question la plus essentielle.
C’est à cette question justement, je pense, que répondent les Béatitudes de l’Évangile de Matthieu, qui contiennent le message le plus important pour nous ce matin et à partir duquel tout le reste s’éclaire.
« Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés ! » C’est sans doute le verset qui nous parle le plus en ce jour de Toussaint, et à juste titre, car nous pensons à nos défunts et à la peine que leur disparition nous cause. Mais ça n’est qu’une partie de l’histoire, il y a aussi : « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu ». Je sélectionne à dessein ces deux extrêmes dans la liste des Béatitudes car ils me semblent révélateurs. La sollicitude du Christ s’étend de part en part : depuis ceux qui subissent, qui souffrent, qui ont le sentiment de ne faire que souffrir et qui en appellent à la justice et à la consolation divines, jusques à ceux qui se démènent, qui essayent de faire de leur mieux, qui ont le sentiment que leurs efforts ne sont pas récompensés et qui eux aussi en appellent à la justice et à la consolation divines. Les deux ne sont pas incompatibles — ceux sont en fait souvent les mêmes : ceux qui souffrent et ceux qui se démènent — mais les deux posent d’une certaine façon la même question : la question du sens de la souffrance humaine.
La question de la souffrance, donc. Une mauvaise façon de comprendre les Béatitudes, c’est de se dire : plus on souffre en cette vie, plus on sera heureux dans l’autre (« Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés » : plus on pleure, plus on sera consolé, donc). La tentation de comprendre ainsi les Béatitudes traverse toute l’histoire du christianisme (c’est ce qu’on appelle le dolorisme : se complaire dans la souffrance). En fait, il n’en va pas du tout ainsi, car cela reviendrait à faire de la souffrance une condition du salut, alors que pour le Christ la souffrance n’est au mieux qu’une circonstance indésirable du salut — et de plus nous savons tous que la souffrance n’est qu’un mal : comment Dieu pourrait-il acheter le bien par le mal ? Le Christ nous montre la voie : il n’a pas cherché la souffrance, puisqu’il a demandé jusqu’au bout à son Père de la lui épargner. Il ne l’a pas cherchée, il l’a tout simplement subie. Cela veut dire, et c’est très important, que la souffrance n’a effectivement aucune valeur en elle-même et est tout simplement un mal. D’ailleurs, si l’humanité avait eu besoin de la souffrance du Christ pour acheter son salut, elle n’aurait nullement eu besoin du Christ pour cela, car je pense personnellement que les hommes ont suffisamment souffert sur cette terre depuis des millénaires pour qu’on n’ait pas besoin d’en rajouter, Dieu en premier ! Les voies de Dieu sont bien différentes de tout cela.
Donc, le message et l’action du Christ sont tout autres, et c’est une toute autre perspective que nous ouvrent les Béatitudes. Cette autre perspective, je crois, c’est avant tout celle de l’espérance. C’est ce que dit saint Jean dans sa première lettre. Le cœur du message des Béatitudes, ce n’est pas la souffrance, c’est l’espérance. Les Béatitudes sont avant tout un message d’espérance. Alors évidemment, quand on parle d’espérance, il faut s’entendre à propos de quoi on parle : on ne parle pas de l’espérance inactive, de l’espérance béate et attentiste, qui nous transformerait en mendiants devant Dieu. Certes, Dieu aime les mendiants, l’Évangile le montre, mais plutôt les mendiants qui prennent les devants, du genre à importuner Jésus au grand dam de ses disciples… Il s’agit donc dans les Béatitudes d’espérance active, précisément du genre de celle que le Christ nous enseigne en nous disant : « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu », ou bien : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice car ils seront rassasiés » ! Ce sont ceux qui se démènent ici-bas pour la paix et la justice dont l’espérance sera comblée au Ciel, quand bien même leurs efforts auront semblé vains en cette vie.
L’espérance chrétienne est active, nourrie de l’exemple du Christ : le Christ n’a pas souffert pour souffrir, je l’ai dit (car ce serait le summum de la perversité), le Christ n’a pas non plus souffert par simple faiblesse, vaincu par la force des choses, des événements et des hommes : certes, c’est notre lot souvent à tous en différentes circonstances, évidemment, et le Christ ne songe pas à nous le reprocher, mais ce n’est toujours pas le sens de la souffrance du Christ comme véritable espérance. L’espérance que le Christ nous insuffle dans les Béatitudes, c’est tout simplement et tout bonnement celle qui naît de notre volonté d’être bon, de notre volonté de faire le bien, de notre volonté de rendre le monde meilleur dans la mesure de nos forces, de notre volonté d’aider les gens autour de nous autant que nous le pouvons – et d’être prêt pour cela à affronter tous les obstacles, subir toutes les épreuves, endurer si nécessaire la souffrance. C’est pour cette espérance-là, et seulement pour elle, que la souffrance prend un autre sens : il n’est de souffrance valable autre que celle que l’on accepte de traverser parce que l’on est animé de l’amour de notre prochain. C’est l’exemple du Christ, qui n’est pas mort sur la croix par plaisir, ni par faiblesse, mais pour nous montrer la voie du dévouement et de l’amour de Dieu pour nous. C’est le sens de l’image de saint Jean dans son Apocalypse : « Ceux-là viennent de la grande épreuve, ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’agneau ». Le sang de l’agneau, c’est le sang du Christ, et le sang du Christ, ce n’est le sang du sacrifice qu’au sens du dévouement et de l’amour pour notre prochain, c’est-à-dire pour tous, comme le dit à nouveau l’Apocalypse : « J’ai vu une foule immense… ».
Donc le Christ encourage et accompagne nos efforts, il les couronne et les transfigure à la fin, et c’est cela le sens de l’espérance chrétienne. Nous pouvons maintenant répondre à notre question initiale : quelle vie aurons-nous après la mort ? Nous aurons dans notre mort la vie que nous aurons méritée par notre vie : « Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux ! ». Concernant cette récompense, il n’y a pas à craindre, vous l’aurez compris, que Dieu nous punisse pour ce que nous avons subi, ni même pour nos simples faiblesses : la seule chose qui l’intéresse en fait, c’est combien nous aurons été capables de donner de nous-mêmes pour notre prochain, et pour cela, vous pouvez être sûrs qu’il nous récompensera au centuple.