Admirable échange

Homélie du frère Rémy Valléjo – Messe de la nuit de Noël – 24 décembre 2021

Les temps présents sont devenus si durs qu’il n’est pas un homme qui, dans l’épreuve de notre temps, ne voudrait pas vivre en dehors du temps,

cherchant dans feu les temps de jadis,

ou dans d’insaisissables espérances,

un temps de quiétude et d’équité,

de sollicitude et d’authenticité.

Les temps présents sont devenus si durs,

qu’il n’est pas un homme qui, désabusé, ne regrette le temps des valeurs et des couleurs républicaines, 

voire même des identités nationales, 

si ce n’est le temps d’une construction européenne qui arbore un ciel azur étoilé, 

ou si ce n’est encore, les temps à venir d’un vivre ensemble, toutes origines confondues, célébrés dans la diversité.

À l’heure où tremblent les hommes, les femmes et les enfants de Taïwan et d’Ukraine,

quand pleurent encore les peuples de Syrie et du Yémen,

les temps présents sont devenus si durs,

qu’il n’est pas un homme qui, pauvre hère, perplexe, déçu ou scandalisé, ne désespère des autorités politiques,

voire même des autorités religieuses qui, devenues aphones, ne suscitent plus guère l’attention.

Les temps présents sont devenus si durs qu’il n’est pas un homme qui, dans l’épreuve de notre temps, ne voudrait pas vivre en dehors du temps.

Et je dois bien avouer que cet homme-là, démissionnaire, je le suis.

Oui, 

j’aspire de tout mon être à vivre en dehors du temps,

et faute de le pouvoir,

je crains de ne rien faire d’autre que de tuer le temps. 

Tuer le temps : 

qu’est-ce à dire ?

Loin d’être une pure abstraction,

tuer le temps est une réalité que nous avons tous vécu en ces derniers temps de confinement.

Tuer le temps, c’est l’occuper d’occupations sans jamais l’habiter,

quand, « affairé sans rien faire », selon l’apôtre Paul, je vis « dans l’oisiveté », (Th 3, 11)

mais aussi et surtout quand, tétanisé par un « à quoi bon » lancinant, je renonce à toute forme d’enfantement, 

d’aucuns oseraient même parler de toute forme d’engendrement.

Comment alors ne pas me souvenir d’un frère qui, convoqué par ses supérieurs à s’engager auprès des jeunes frères en formation, se vit un jour contraint de faire cette humble confession : « j’appartiens à une génération qui n’a pas voulu engendrer ».

Tuer le temps, c’est se condamner à une vie sans vie,

engourdie, virtuelle et léthargique.

C’est très exactement a contrario de ce que Dieu nous prodigue aujourd’hui, 

hic et nunc

ici et maintenant,

quand il nous offre d’accueillir le signe d’un nouveau-né – de chair et de sang – qui, pour vivre, requiert de nous-mêmes un total et radical engagement.

Au milieu de la nuit, à la mi-nuit de Noël,

Dieu consent à demeurer parmi nous pour habiter notre temps.

Et, mieux encore, pour s’engager résolument dans notre temps :

un temps d’épreuve,

quand,

dans l’humanité de son Fils premier né, 

Il consent à « éprouver toute chose » avec nous, « excepté le péché ». (He 4,15)

Dieu s’engage.

Telle est mon espérance, telle est notre espérance.

Mais qu’est-ce à dire que Dieu s’engage, si ce n’est qu’en la personne de Jésus, le nouveau-né de la crèche, il se met littéralement « en gage » ? 

Ne s’appartenant plus lui-même, 

car « mis en gage » dans les mains de Marie, de Joseph et des bergers,

Dieu s’en remet à un engagement d’humanité.

Un engagement, le nôtre, qui n’est autre qu’une « mise en gage » totale et radicale,

lorsque, nous nous appartenant plus nous-même, nous nous abandonnons dans les mains de Dieu et de notre prochain.

L’admirable échange,

jadis célébré par nos pères dans la foi,

trouve sa source, son sommet et sa fin ultime dans cet engagement de Dieu pour notre humanité et de l’homme en Dieu.

Cet admirable échange,

c’est le mystère de la crèche qui, au milieu d’un buisson ardent de prières, s’auréole d’une double révélation.

Rappelez-vous de la geste de Moïse au livre de l’Exode !

Pour Moïse, apeuré, perplexe, désabusé et démissionnaire,

les temps sont devenus si durs qu’il n’a trouvé d’autre voie que de fuir,

en dehors du temps, 

laissant derrière lui – la culture et la religion de ses pères – sans qu’il sache au juste qui il est, 

si ce n’est qu’il n’est plus qu’un pauvre hère jeté aux confins du désert.

Lorsque Dieu appelle Moïse du milieu du buisson d’épines (Ex 3),

c’est non seulement pour se révéler lui-même au milieu de la détresse d’une humanité meurtrie,

mais aussi pour «  s’engager » à la faveur d’un admirable échange,

invitant le pauvre hère à se mettre « en gage » comme Lui-même se met « en gage ».

Du milieu du buisson ardent,

lorsque Dieu révèle son nom, « Je suis qui je suis » (Ex 3, 14), à savoir qu’Il est, 

il intime Moïse à reconnaître qui il est foncièrement, 

« je suis ce que je suis »,

déchaussé, démuni, sans défense, humble et sans détour,

dans « l’amour et la vérité », « la justice et la paix ». (Psaume 84)

C’est à ce prix que dans cet engagement qui est une mise « en gage » de Dieu et de soi-même, 

fi de feu les temps de jadis et fi des fausses espérances, 

car « la vérité germera de la terre » et « du ciel se penchera la justice. » (Psaume 84)

Ce soir, 

à la mi-nuit, 

si nous consentons tous à nous y engager, 

comme Dieu lui-même s’y engage au gré d’une naissance en humanité,

amour et vérité se rencontreront à nouveau,

justice et paix s’embrasseront enfin.

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