Homélie du frère Denis Cerba – 5e Dimanche de Pâques 15 mai 2022
« Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres ». En quoi ce commandement est-il nouveau ? Bonne question ! La première réponse qui vient à l’esprit, c’est qu’il était nouveau à l’époque du Christ, même si maintenant, deux mille ans après, il a plutôt tendance à sonner comme une rengaine. Mauvaise réponse, en fait, car un bon connaisseur de la Bible, un rabbin par exemple, vous dirait que c’est un commandement qui se trouve déjà depuis très longtemps dans l’Ancien Testament — notamment, c’est bien connu, dans le Lévitique, écrit six siècles avant Jésus : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18). À moins que la nouveauté ne se trouve précisément plutôt dans le « comme je vous ai aimés », à la place de « comme toi-même » ? Jésus, dans ce cas, on peut comprendre comme ça, nous donnerait un exemple à la fois inédit et absolument unique d’amour du prochain : aimer son prochain comme soi-même, il n’y aurait en fait que Jésus qui aurait vraiment réussi à le faire et qui nous enseignerait à le faire à son exemple. En quoi ? peut-on se demander. En quoi l’amour du Christ pour nous serait-il le seul qui soit absolument pur de tout égoïsme, c’est-à-dire dans lequel l’autre est précisément traité comme soi-même, au lieu d’être toujours ne serait-ce qu’un chouia en retrait par rapport à moi-même ? Est-ce que dans cette direction il faut, par exemple, aller jusqu’à l’idée de sacrifice ? Est-ce que l’essence de l’amour, c’est le sacrifice ? Est-ce qu’aimer vraiment, c’est savoir se sacrifier pour les autres ? Il y a sans doute de ça, mais certainement pas que ça. Je ne pense pas pour ma part que le message de l’Évangile, ça soit essentiellement : « Ayez une vie de sacrifice ! » L’Évangile, je vous le rappelle, c’est quand même foncièrement une bonne nouvelle ! Autre direction possible, celle donnée par l’Évangile de saint Matthieu, où le Christ dit, dans le fameux sermon sur la montagne : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis ! ». C’est effectivement une autre direction dans laquelle on peut comprendre qu’il soit possible de dépasser l’égoïsme : ne pas se contenter d’aimer ceux qu’il nous est particulièrement agréable d’aimer et qui nous aiment en retour — même s’il n’y a pas de honte à avouer qu’on peut se sentir un peu désemparé sur la question de savoir comment s’y prendre et ce que ça peut bien vouloir dire concrètement d’aimer ses ennemis comme on aime ses amis, entre autres parce qu’on répugne légitimement à penser que cela impliquerait qu’il nous faille aimer nos amis comme s’ils étaient nos ennemis… Bref, en dépit de son apparente simplicité, voire naïveté, le commandement d’amour réciproque que nous adresse le Christ recèle sans doute une profondeur et une complexité dont il ne faut pas avoir peur d’avouer qu’elles nous plongent, au-delà des rengaines et des formules toutes faites, dans un certain embarras.
Pour tenter de sortir de cet embarras et de comprendre ce que veut nous dire saint Jean, je pense qu’il faut commencer par replacer ce commandement dans son contexte. Vous avez compris qu’on était lors du dernier repas du Christ avec ses disciples la veille de sa Passion ; Judas vient de se trahir et de quitter le groupe ; Jésus donc ne se retrouve qu’avec ses vrais disciples, et il leur adresse ce qu’on appelle les deux discours d’adieu : le premier qui commence avec notre Évangile et se termine par les mots « Allons, sortons d’ici ! », et le second qui embraye sur le thème de la vigne véritable. Donc, à partir de maintenant, Jésus parle spécifiquement à ses disciples (et plus au monde : il va leur dire, dans le second discours, qu’ils ne sont pas du monde) et il leur fait ses adieux : « C’est pour peu de temps encore que je suis avec vous ». Donc évidemment, le commandement d’amour réciproque est une sorte de viatique, comme des instructions que Jésus donne à ses disciples pour qu’ils puissent se débrouiller tout seuls comme des grands quand ils vont se retrouver sans lui, mais avec pour mission de prolonger sa propre mission : « À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres », sous-entendu : et pas comme ceux qui ne sont pas mes disciples. Alors il est tout aussi évident que saint Jean ne prétend pas raconter exactement ce qu’a fait et dit Jésus lors de son dernier repas avec ses disciples : en fait, il s’adresse aux membres de sa communauté, la communauté johannique (dont la plupart n’ont pas connu Jésus) et il leur dit ce qui lui semble être le message délivré par Jésus lors de sa Pâque et en quoi ce message est important pour eux aujourd’hui, dans la situation qui est la leur. Vous savez que l’Évangile de Jean a été écrit largement plus d’un demi-siècle après la mort du Christ et qu’il n’a sans doute même pas été écrit par saint Jean lui-même, mais plutôt par un de ses disciples, ou même par un disciple de disciple : il s’adresse à la petite communauté johannique de la fin du premier siècle, et à travers elle à l’Église post-pascale, à l’Église naissante (et à nous en définitive !). Cette Église, elle a fait l’expérience, successivement, du désarroi causé par la mort du Christ, de l’inattendu total de sa résurrection, de la joie des retrouvailles, du nouveau déchirement du départ du Christ, mais aussi de la ferveur missionnaire qui a suivi et qui était pétrie de la certitude que le Christ allait revenir très vite, dans l’espace d’une génération (vous trouvez clairement ça dans les lettres de Paul) — et là nous en sommes à la toute dernière étape : Eh bien non ! le Christ n’est pas revenu, il nous laisse nous débrouiller seuls, il nous laisse nous débrouiller seuls parce qu’il nous a donné tout ce qu’il fallait pour ça. C’est ça, la situation nouvelle, la nouveauté fondamentale qui explique que saint Jean nous dise que le commandement d’amour est un commandement nouveau : il s’agit de l’ultime legs du Christ, qui instaure une situation nouvelle, et une situation qui sera toujours nouvelle parce qu’elle ne changera plus jamais avant la fin, c’est de la nouveauté définitive. Après la mort et la résurrection du Christ, Dieu n’innove plus, c’est fini, il ne le fera plus avant la fin des temps, maintenant c’est à nous de le faire : tout simplement pour inscrire dans le monde la réalité de son message, ce qui s’appelle l’avènement du Royaume des Cieux. Donc, Dieu n’innove plus, mais nous, un énorme travail d’innovation est toujours devant nous, parce que sauf erreur de ma part, le Royaume des Cieux n’est pas encore advenu sur cette terre, même si, n’en déplaise aux esprits chagrins, ça avance de façon significative. Donc, fidélité à la tradition et innovation, ça va ensemble (je le précise, parce que ça ne me semble pas toujours très clair dans l’esprit de certains chrétiens).
J’en reviens à ce viatique que nous laisse le Christ, le commandement d’amour réciproque. Il est donc nouveau et il le restera toujours parce qu’il ne passera jamais et qu’il s’enracine dans cet événement totalement inédit, et indépassable, que sont la mort et la résurrection du Christ. En ce sens donc, la nouveauté réside bien précisément dans le « comme je vous ai aimés » — le Christ de saint Jean parle aux contemporains de l’Évangéliste, donc pour eux la mort et la résurrection de Jésus sont déjà advenues. Jésus parle en ces termes de sa mort, vous l’avez entendu : « Maintenant, le Fils de l’homme est glorifié, et Dieu est glorifié en lui. Si Dieu est glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera ; et il le glorifiera bientôt ». Un mélange donc de présent et de futur, d’accompli et d’inaccompli, qu’il n’est plus nécessaire d’expliquer. Saint Jean présente l’événement de la Croix comme une glorification réciproque du Père et du Fils, qui commence par une glorification du Père par le Fils : « Dieu est glorifié en lui ». Qu’est-ce que ça veut dire que Dieu a été glorifié dans le Fils et en quoi ça éclaire le sens du commandement d’amour réciproque ? Pour commencer, évidemment, la glorification du Fils, qui à son tour glorifie le Père, c’est la mort du Christ en croix : ce qui est la pire ignominie aux yeux des hommes, c’est le principal titre de gloire du Christ — il va falloir intégrer ce retournement des valeurs si on veut avoir une chance d’aimer comme le Christ nous a aimés. Maintenant, en quoi la mort du Christ est-elle glorieuse d’une façon absolument unique ? C’est pas la mort qui est glorieuse, ne nous y trompons pas, on n’adore pas la mort chez les chrétiens : ce qui est glorieux, c’est que le Christ ait accepté d’aller jusque-là pour incarner, pour manifester la justice qui plaît à Dieu. Jésus est le juste parmi les justes : non seulement il ne s’est trouvé en lui aucune faute, comme dit saint Pierre citant Isaïe, mais il a subi jusqu’au bout, jusqu’à la mort, l’injustice qu’on lui a fait subir : en effet, s’il s’était dérobé, s’il avait fui, ou s’il avait fait amende honorable pour sauver sa vie (Oui, j’ai dit que j’étais le fils de Dieu alors que je ne le suis pas, j’ai eu tort, je regrette, je le ferai plus), il aurait donné raison à ses accusateurs et il aurait donc failli à manifester la justice de Dieu, il aurait trahi son Père ; et, fin du fin, il a fait tout cela — témoigner jusqu’au bout de la justice de Dieu — uniquement pour nous, c’est-à-dire pour nous montrer à nous, à nous qui sommes injustes, qui sommes pécheurs, la voie de la justice : pour nous donner le moyen de devenir des justes, en un mot pour nous sauver. Voilà ! c’est cela l’événement définitif et incontournable de la Croix auxquels nous sommes renvoyés depuis qu’il a eu lieu : c’est la manifestation indépassable de l’amour pour nous d’un Dieu qui ne se résoudra jamais à nous laisser dans le péché.
L’événement de la Croix, vous le comprenez, est donc un événement éminemment positif, et qui dépasse de très loin la simple notion de sacrifice dont j’ai parlé au début. Il ne s’agit pas, quand on est à l’école du Christ, de passer sa vie à se sacrifier pour les autres : il s’agit de passer sa vie à rechercher la justice de Dieu, à la fois pour soi et pour les autres, et de le faire comme lui jusqu’au bout, c’est-à-dire éventuellement jusqu’au don total de soi dans la mort. Mais comme le Royaume des Cieux progresse, et avec lui la justice de Dieu, nous croyons fermement que c’est une perspective qui s’efface peu à peu : Dieu ne veut pas que nous mourions les uns pour les autres, ou que nous ne trouvions personne d’autre à aimer que des ennemis, il veut que nous vivions les uns pour les autres et que nous y trouvions réciproquement notre accomplissement et notre joie.
Voilà, je pense, ce que ça veut dire : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ».