Homélie du frère Jean-Pierre Mérimée – Fête de saint Dominique 24 mai 2022
À l’occasion de la fête de notre Père saint Dominique, je vous propose quelques moments de mon parcours dominicain :
J’arrive à Lille en 1965 pour entrer au noviciat, ici même. J’ai tout à apprendre. Je suis d’abord saisi par la force de la prière chorale, c’est un voyage au long cours dans la houle des psaumes – cris d’angoisses, de louanges, d’ émerveillement- qui se répondent chœur à chœur. Il arrive aussi qu’on reste sur le quai…
Je découvre un temps nouveau aux couleurs de la liturgie, de la prière partagée avec les frères, avec les fidèles. De la plongée dans l’univers de la Bible.
Je fais mes premiers pas dans la liberté offerte par l’Ordre : apprendre à trouver la présence de Dieu dans l’ordinaire des jours/ la fidélité à l’aujourd’hui, dans les petites choses comme dans les grandes : la fidélité aux visages, aux amitiés, la recherche têtue de la vérité et des signes du temps… Tout cela dans la confiance faite par la Province à l’appel particulier reçu par chacun . Nous sommes engendrés à la liberté d’aimer par d’autres libertés, celle de tous les chercheurs de Dieu.
Notre Dieu, je le vérifie, est celui de la promesse, depuis celle faite à Abraham jusqu’à notre engagement par la profession solennelle. Il faut cesser de l’envisager à l’horizon du seul manquement, de l’inéluctable trahison. Car si cet engagement a une valeur, c’est comme décision d’affirmer notre responsabilité humaine, notre aptitude à répondre de la parole donnée. Cette parole est action , que je dise :« je t’aimerai toujours » ou « en janvier j’aurai fait baisser le chômage » , à l’instant même où je promets, je proclame ma capacité à engager ce futur imprévisible, qui soudain dépend tout entier de moi. Je mesure que c’est l’acte éthique par excellence, la manifestation la plus puissante de notre volonté, le témoignage le plus exaltant de notre liberté. « La promesse est un acte impossible mais c’est le seul digne de ce nom. » résume Jacques Derrida. La promesse, cette parole qui se jette en avant, ce don inconditionnel qui nous oblige et nous lie à autrui et à Dieu.
C’est elle qui fonde la possibilité même d’un monde à venir. C’est la promesse qui le fait tenir et qui nous fait tenir. .
Dieu est là et je ne le savais pas. Ce n’est pas la vie qui révèle Dieu immédiatement, mais l’expérience communautaire de partage de la vie dans un climat fraternel. C’est ainsi que les Actes des apôtres mettent en scène les premières communautés chrétiennes : « Nul ne disait sien ce qui lui appartenait,mais entre eux tout était commun » « On distribuait alors à chacun selon ses besoins »
J’ai tout appris également avec le Rosaire, cette forme de prière qui nous lie à la foi populaire, plus nécessaire que jamais à nourrir, à purifier, à faire grandir. Bernadette a su d’une parole définir le rôle du témoin. S’agissant du message que la Vierge lui confie, elle dit, devant le scepticisme auquel elle se heurte : « Je ne suis pas chargée de vous le faire croire, je suis chargée de vous le dire ». A nous de faire de même, au service de la Sainte Prédication.
En effet, Celui que nous prêchons est :
Un Dieu respectueux : il nous laisse libre, il nous permet même de vivre comme s’il n’existait pas : c’est le sens chrétien que l’on peut donner à l’athéisme. Il se tient à la porte et il frappe….
Un Dieu chaste : il nous apprend à aimer sans emprise, sans mettre la main sur l’autre: il nous propose son alliance. Plus encore : il nous confie les uns aux autres. Dieu est notre Père mais il ne remplace pas nos parents ; il se fait notre frère en Jésus, mais il ne remplace pas nos frères ; au contraire, son amour nous renvoie à nos parents, nos frères, nos amis…. Il ne dit pas ; « Aimez-moi comme je vous ai aimé » mais « Aimez-vous les uns les autres » Dans la rencontre et la réciprocité : l’accueil de l’autre tel qu’il est et moi tel que je suis.
Un Dieu discret enfin : une discrétion de la parole, pour mieux écouter, mieux comprendre ; une discrétion de l’action, sans tout ramener à soi, il est avec nous tous les jours, mais sans qu’on le voie. Il s’agit d’être comme le précurseur, Jean-Baptiste : « Il faut qu’il grandisse et que je diminue ».
Nous rendons grâce à Dieu, non seulement pour le pain « que tu nous donnes », mais également pour le pain « fruit du travail des hommes » : J’ai appris la vie du prêtre ouvrier.
Pour beaucoup d’entre nous, il a fallu sortir du chemin balisé par notre éducation, par notre formation cléricale. Ouvrir des chemins nouveaux, plonger dans ce peuple, s’immerger en lui, recevoir ensemble le baptême de la fatigue des jours, de la sueur des travaux partagés, de la fierté de l’ouvrage mené à bien, de l’obéissance à des ordres quelquefois arbitraires, parfois vexatoires, et cette pression sans relâche pour aller toujours plus vite; baptême dans la chaleur des gestes fraternels, coups de main discrets, partage d’un café, d’un bout de pain. Baptême dans la solidarité des combats pour la dignité et la justice, avec ceux du bas de l’échelle, OS, émigrés, intérimaires…Baptême dans la grande patience ouvrière, dans son histoire sociale faite de résistances, d’avancées et de reculs, inscrite dans la longue expérience collective des structures syndicales. Baptême enfin dans la dimension politique du combat, contribuant à forger les consciences, à libérer la parole citoyenne, prolongement nécessaire de cet engagement syndical.
Bientôt la fête de l’Ascension : Jésus part auprès de son Père pour que nous devenions à sa suite son Corps, dans la force de l’Esprit, pour rejoindre tous les hommes. Cette présence nous fait devenir un peu plus disciple de Celui qui accompagne notre humanité sur la route qui mène au Père.
Nous vivons aujourd’hui un temps d’échec, d’effondrement des certitudes. Les plus beaux idéaux doivent sans cesse se convertir sous peine de se pervertir en dictature. Ce qui est un peu difficile à admettre, c’est que c’est le meilleur de nous-même que nous avons besoin de convertir : C’est vrai du combat pour la justice que j’ai essayé de mener comme prêtre-ouvrier, c’est vrai de l’engagement religieux dominicain, c’est vrai de l’amour humain ! Nous aurons toujours besoin de laisser le Christ convertir et purifier ce qu’il y a de meilleur en nous pour qu’il le sauve.
Le dominicain est appelé enfin comme tous les baptisés à imiter le Seigneur dans son appel à faire de toutes les nations des disciples -c’est la conclusion de l’évangile de St Matthieu- et à les baptiser au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, appel traduit ainsi par le Père Lacordaire dans sa 24ième conférence à Notre Dame : « Allez, n’attendez pas l’humanité mais marchez au devant d’elle ; enseignez non pas en philosophe qui discute et qui démontre, mais avec l’autorité qui se pose et qui s’affirme ; parlez non à un peuple, non à une région, non à un siècle mais aux quatre vents du ciel et de l’avenir. » Amen.