Messe de mi-nuit

Homélie du frère Rémy Valléjo – Messe de la mi-nuit, 25 décembre 2022 (Lc 2, 13-23)

Que dire du mystère de l’Incarnation que nous célébrons au milieu de la nuit,
à la mi-nuit de Noël ?
si ce n’est que ce mystère – celui de l’Emmanuel, « avec nous Dieu », et donc du Verbe fait chair – est une nécessité essentiellement créatrice sans laquelle nul d’entre nous ne peut demeurer un vivant,
ici même et maintenant.

Si pour nombre d’entre nous,
Noël est une halte bienfaisante dans la course effrénée de notre humanité,
ou bien encore une célébration qui offre à des êtres de se retrouver unis dans une spiritualité, une confession de foi et une fraternité partagés,
Noël est – peut-être – plus foncièrement une nécessité créatrice.

« Noël, tu m’es une nécessité essentiellement créatrice. »
Comme surgie du silence,
et pendant tout le temps l’Avent,
cette petite phrase n’a cessé de résonner en moi,
alors même que tant de mots usés, voire même exsangues, vide et sans vie, à force d’être ressassés, se sont comme tus au fond de mon être.

Depuis quelques années,
d’une crise à l’autre qui, sans jamais trouver de résolution pérenne, s’exacerbe lorsqu’éclate une nouvelle crise dé-créatrice,
terroriste, sanitaire, internationale, énergétique, climatique, économique, sociale, ecclésiale et culturelle,
tout ne cesse de faire violence.

Tout fait violence,
jusqu’à nous rendre sourd à tout discours, rhétorique et vain bavardage.
et parfois,
incidemment,
non sans dommage,
à toute vraie parole de foi, d’espérance et de charité.
Et lorsque je dis sourd,
c’est bien pour nous faire entendre que la surdité – plus désarmante que la cécité – est une épreuve d’absurdité.
Si vous n’en avez pas l’expérience,
sachez que lorsqu’on devient sourd,
tout en soi résonne comme un Tohu-va-Bohu de sons disparates,
une confusion de résonnances où tout se perd, du tangible, du proche et du lointain, jusqu’aux confins du non-sens,
d’aucuns diraient même de l’absurde.
L’imperceptible devient assourdissant,
et tout le reste demeure inaudible,
dans une disharmonie close sur elle-même où l’isolement est désespérément plus rude que de ne rien voir.

Cependant,
c’est dans l’écueil de cette surdité,
que jaillit une nécessité intérieure sans laquelle nul ne peut demeurer un vivant.
Cette nécessité est bien plus qu’une simple pulsion de vie ou plus encore qu’un élan de volonté volontaire.
Car elle voit le jour au plus intime de notre être, au plus intime de notre intime, selon l’insaisissable intimior intimio deo de saint Augustin : le plus intime de mon intime où je ne m’appartiens plus moi-même puisqu’il est en Dieu (Confessions de saint Augustin).

C’est là-même ou rien ne peut faire violence,
que la nécessité intérieure vient au jour,
claire comme la clarté au premier jour de la création, libre de tout début et de toute fin, quand Dieu dit : Fiat lux (Gn , 3) ; que la Lumière soit !

Si j’en crois la parole de mes chers mystiques rhénans,
Maître Eckhart et son disciple Jean Tauler,
qui comme leurs contemporains ont souffert les fléaux, les violences et le désarrois du XIVe siècle, le siècle de la Peste Noire,
si tout au moins je consens à prendre foncièrement au sérieux cette clarté, « libre de tout début et de toute fin » (Granum sinapis de Maître Eckhart),
je découvrirai,
peut-être,
et peut-être au-delà de toutes mes aspirations qui contraignent et gauchissent le mystère divin,
que ma propre nécessité intérieure,
au jour de Noël,
coïncide avec cette nécessité essentiellement créatrice qui est celle de Dieu lui-même,
et ce depuis le premier instant de son œuvre de la création jusqu’aux jours de sa propre Incarnation.

Au gré de cette coïncidence, le mystère de la mi-nuit de Noël que nous célébrons ensemble est donc le mystère d’un « admirable échange » (Sermon de Noël de Léon le Grand),
En effet, quand dans le Verbe fait chair,
la nécessité essentiellement créatrice de Dieu,
assume ma propre nécessité intérieure,
« en toute chose à l’exception du péché » (Hb 4, 15),
elle lui offre de participer à l’essence même de son être quand cette essence n’est que don sans mesure.

Au milieu de la nuit,
dans la région de Bethléem,
au temps où la pax romana s’exerce par la violence dé-créatrice d’un pouvoir absolu,
quelques hommes, de pauvres bergers, sont, en un instant, comme enveloppés d’une grande clarté.
Qu’est-ce à dire, sinon qu’ils ont été saisis, au plus intime d’eux-mêmes,
dans leur propre nécessité intérieure par cette nécessité essentiellement créatrice de Dieu, plus forte de que toutes les forces de dé-créations.

C’est cette nécessité intérieure qui leur donne de faire l’expérience de la Parole de Dieu.
Une Parole de Dieu qu’aucuns mots usés, voire même exsangues, vide et sans vie, à force d’être ressassés, ne pourra jamais réduire au silence.
C’est cette nécessité intérieure qui leur offre de faire l’expérience éminemment concrète,
de leurs propres yeux de chair,
du Verbe fait chair,
et dès lors de participer,
de tout leur cœur, de toute leur âme et de toute leur bonne volonté,
à cette divine nécessité intérieure que Dieu manifeste au monde lorsque, dans un don sans mesure, il parachève l’essence même de son œuvre de création jusque dans le mystère de l’Incarnation.
Puissions-nous, comme les pauvres bergers de Bethléem, participer à cette nécessité intérieure essentiellement créatrice qui, de fait, est certainement le plus présent que nous puissions offrir à notre prochain en ce jour de Noël pour qu’il demeure un vivant, ici, maintenant et à jamais.

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