Homélie du frère Jean-Jacques Pérennès – Dimanche 15 septembre 2024
« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. »
Notre communauté a eu la joie d’accueillir dimanche dernier 8 jeunes hommes qui ont choisi de donner leur vie au Christ à la suite de Dominique et cela nous a rempli de joie, mais beaucoup parmi vous, j’imagine, trouveraient assez malsain que le motif premier de leur décision soit de « perdre leur vie », fût-ce à cause du Christ. On n’entre plus au couvent par chagrin d’amour …
Nous n’aimons pas la Croix, la souffrance nous fait peur et la rechercher pour elle-même pourrait paraître suspect, voire malsain. Vouloir être heureux, désirer une vie épanouie est légitime ; c’est même un signe de santé psychologique.
Quand j’étais jeune frère, des amis m’avaient proposé d’être parrain de leur fille. Lorsque ces amis m’ont présenté au vieux curé d’une petite paroisse de Franche-Comté où était célébré le baptême, le prêtre a eu ce mot : « dominicain. Oh ! sacrifice, sacrifice ». En moi-même je m’étais dit alors : « voilà encore un prêtre qui a reçu une éducation janséniste, qui le rend incapable de comprendre que ce que je cherche d’abord, c’est d’être heureux en devenant religieux ». Je l’ai d’ailleurs été au-delà de tout ce que je pouvais espérer.
Nous n’aimons pas la Croix, et pourtant elle est au cœur de notre foi, pas seulement de nos églises. Rappelez-vous ce que dit Paul aux Corinthiens : « Frères, quand je suis venu chez vous, je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu avec le prestige du langage ou de la sagesse. Parmi vous, je n’ai rien voulu connaître d’autre que Jésus Christ, ce Messie crucifié… Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. ». Nous n’aimons pas la Croix, mais elle est au cœur du mystère chrétien. Hier nous fêtions la Croix glorieuse. Alors comment concilier cela avec le désir légitime de bonheur qui est au cœur de chacun d’entre nous ?
Durant tout l’été, les lectures du dimanche nous ont permis de mieux comprendre à quoi est appelé celui qui veut être disciple de Jésus. Rappelez-vous la séquence :
. D’abord, l’envoi des Douze en mission. Jésus ne cache pas la difficulté de la mission : « Je vous envoie comme des agneaux au milieu de loups ». Partez avec des moyens pauvres « pas de tunique de rechange et pas d’argent dans la ceinture ». Et « partout où vous entrerez dites : « paix à cette maison » ». Croyez-moi qui rentre de 8 ans à Jérusalem et Gaza, c’est rude d’annoncer la paix.
. Après leur première mission, Jésus tente de faire le point avec eux en les emmenant à l’écart, mais la foule affamée les rattrape et Jésus commence donc par nourrir les corps : c’est la multiplication des paix.
. Mais il n’est pas venu d’abord pour remplir leurs estomacs, il veut leur offrir une nourriture qui les rassasie pour toujours : dans le discours du pain de vie, ce qu’il leur propose, ce n’est pas une potion magique, c’est un secret, répété dans l’Evangile de ce jour : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera ». Voilà le secret que Jésus donne à ceux qui veulent le suivre, les Douze, mais nous aussi si nous voulons être disciples : c’est le don de soi qui donne la joie.
. Ce thème est repris lors de la dernière Cène : « Ceci est mon corps livré pour vous. Ceci est mon sang versé pour vous » et Jésus ajoute : « Faites ceci en mémoire de moi ». Ce « livré-pour », ce « versé-pour », nous avons à le faire à notre tour si nous voulons être disciples de Jésus, car il nous y invite : « faites ceci en mémoire de moi ».
Pour cela, n’allons pas chercher des moyens héroïques : peu d’entre nous sont appelés à verser leur sang ; quant aux mortifications artificielles, elles risquent surtout de servir à flatter l’image de nous-mêmes. C’est la vie qui nous donne l’occasion de ce don de nous-même, par amour, à la suite de Jésus.
Ce don se décline, en effet, de bien des manières :
. Les jeunes frères qui viennent de nous rejoindre vont découvrir les joies mais aussi les aspérités de la vie en communauté. Et plus tard, ils découvriront les enthousiasmes mais aussi les lassitudes voire même les désillusions de la vie apostolique.
. Vous, parents, vous savez ce qu’il en coûte d’accueillir et d’élever des enfants, puis de les accompagner sur le chemin de la vie. Ce chemin réserve bien des joies, mais il y a aussi des nuits pendant lesquelles on ne dort pas et des jours où on pleure.
. Comment ne pas penser aux trésors d’amour qui doivent se déployer dans un couple âgé, quand l’un doit accompagner l’autre au bout de sa vie, dans la fragilité, avec parfois même l’impossibilité de communiquer et de se dire encore qu’on s’aime. Oui, rester présent, cela demande beaucoup d’amour.
« Faites cela en mémoire de moi ». Vivre nos vies, nos joies et nos épreuves en faisant mémoire de Lui, en mettant nos pas sur les traces de Celui qui nous a montré le chemin du don de soi, par amour, pour donner la vie, cela change tout.
Voilà au moins 3 manières de vivre ce « livré-versé-en mémoire de Lui ». Pour finir et vous laisser sur une image, je voudrais évoquer deux souvenirs.
Fr. Francis (Vietnam) après ses années de prison : « Si je n’avais pas dû traverser cette épreuve, je pense que je ne serais pas resté fidèle à ma vocation ».
Fr. Luc de Tibhirine avant son enlèvement : « Nous sommes dans l’épaisseur du monde, avec la violence et la haine. Mais il ne faut s’évader, il faut plutôt creuser cette place étroite, qui nous est donnée, et on trouvera Dieu et tout. L’amour creuse » (21 juin 1995).
L’amour creuse. N’ayons pas peur, frères et sœurs, de laisser le Seigneur faire sa trace dans nos vies. Cela a un prix mais c’est à ce prix qu’Il nous donne la vie en abondance et donc la joie.