Homélie du frère Jean-Jacques Pérennès – 4e dimanche de carême – 30 mars 2025
Nous célébrons donc aujourd’hui, 4e dimanche de carême, le dimanche dit Laetare, mot qui vient du premier mot de l’oraison de la messe : « Laetare, Jérusalem », « Réjouis-Toi, Jérusalem ! Exultez en elle, vous tous qui l’aimez ! Avec elle, soyez pleins d’allégresse, vous tous qui la pleuriez ! » (Isaïe 66, 10-11).
Après quelques semaines de carême, la liturgie prévoit que le célébrant porte un ornement rose. A défaut d’ornement rose, il y a ce beau bouquet pris sur le magnolia du jardin. Ah le magnolia ! Je l’ai retrouvé il y a quelques jours, éclatant de fleurs sous ma fenêtre, et avec lui tout d’un coup tout était changé ou presque. J’avais quitté Lille durant deux semaines laissant derrière mois beaucoup de grisaille : grisaille du ciel, grisaille de l’actualité du monde, grisaille de nos cœurs aussi, si lents à se convertir, et tout d’un coup la joie était de retour, éclatante. Les frères commençaient à remiser leur bonnet d’hiver, les novices à semer des fleurs dans le jardin, dans nos cœurs, un petit air de joie retrouvée.
Bien entendu, cette embellie du temps risque de n’être que provisoire et chacun pressent qu’il faut une raison plus déterminante pour que « la joie demeure ». Mais où trouver les vraies sources de la joie ? L’Evangile de ce jour peut peut-être nous y aider.
Il met en scène trois personnages : le fils prodigue, le fils aîné et le père. Nous parlons volontiers de la parabole du fils prodigue, mais il serait plus exact de parler de la parabole des deux fils. Attardons-nous un peu à l’attitude de chacun.
Le plus jeune fils demande à son père sa part de fortune et va vivre sa vie loin de lui. Le plus grave n’ait pas qu’il ait dilapidé son héritage en menant une vie de désordre ; le plus grave c’est que sa demande revient à dire à son père : « je n’ai plus rien à faire avec toi, j’ignore ma filiation, je veux vivre ma vie sans toi ». Le résultat est très vite une vie sans joie, à tel point qu’il se convainc qu’il doit revenir, quitte à être traiter comme un domestique dans la maison de son père.
L’aîné n’est guère meilleur : certes, il fait tout comme il faut : il obéit toujours à son père, vit sans faire d’excès mais c’est toujours par devoir. Et quand son cadet est de retour, son cœur est envahi d’amertume et de jalousie. Il se révèle incapable de participer à la fête organisée par son père, car son cœur est sec.
Le personnage le plus bouleversant des trois est, bien sûr, le père. On peut imaginer le nombre de fois où il a guetté le retour possible de son jeune fils, interprétant le moindre bruit inattendu au milieu de la nuit ou la moindre silhouette inconnue au bout du chemin. Rembrandt a magnifiquement peint cette scène des retrouvailles, nous montrant un fils en guenilles, agenouillé, et un père vieilli par l’attente et le chagrin qui pose ses mains sur les épaules de son fils retrouvé et l’enveloppe des pans de son manteau, comme pour l’engendrer à nouveau. « On ne sait pas lequel des deux pleure le plus » disait Péguy à propos de cette scène. Les deux pleurent probablement, mais ce sont des larmes de joie : pour le père, la joie de retrouver son fils perdu, pour le fils cadet la joie de la filiation retrouvée, qui lui vaut d’être pardonné malgré son ingratitude. Ce père va jusqu’à supplier son aîné au cœur sec de se joindre à la fête.
Voilà qui nous remet sur le thème de la joie à laquelle nous invite la liturgie de ce jour. Nous savons tous que la joie n’est pas le résultat de la satisfaction effrénée de nos besoins ; elle n’est pas au rendez-vous non plus si nous ne faisons le bien que par devoir. « La joie est la matière la plus rare dans ce monde », écrit Christian Bobin.
Pour connaître cette joie-là, peut-être faut-il qu’à notre tour nous nous mettions intérieurement dans l’attitude du fils cadet, prosterné aux pieds de son père, conscients jusqu’aux larmes de notre incapacité à aimer et bouleversé par l’amour dont il nous aime. Mais il faut souvent un long chemin pour cela, un chemin d’errance et un grand désir de Dieu.
Osons désirer cette joie-là : elle pourra habiter nos cœurs, quand il y aura moins de soleil et surtout lors des épreuves inévitables de nos vies. Jean-Sébastien Bach, auteur de la cantate « Jésus, que ma joie demeure » avait perdu sept enfants en bas âge et il a écrit cette musique sublime.
Alors que Pâques est en vue, utilisons au mieux le temps qui reste pour imiter ce fils contrit et aimant, pour prendre la mesure de l’amour dont nous sommes aimés, recevoir le pardon de Dieu et nous plonger dans son amour.
Nous pourrons alors dire comme saint Paul : « Oui, j’en ai l’assurance, ni la mort, ni la vie, ni les anges ni les Principautés célestes, ni le présent ni l’avenir » … je pourrais ajouter « ni les revers de l’existence, ni les drames du monde, ni la grisaille de nos cœurs », « rien, dit Paul, ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur ».
Amen.
Fr. Jean Jacques Pérennès, op