Vaincre l’oubli…

Homélie du frère Thomas-Marie Gillet – Lundi 4 mai 2020

Nous poursuivons la lecture de l’évangile du « Bon Pasteur » entamée hier, 4e dimanche du temps pascal. À cette évocation de la figure du berger faisait écho chez moi l’évocation d’un genre littéraire, le genre pastoral, du roman grec, paradigme du genre, Daphnis et Chloé, aux grandes fresques poétiques ou théâtrales de la Renaissance ou de l’époque baroque. Et il me revint à l’esprit un poème de saint Jean de la Croix, « El pastorcico », « Le pastoureau », le « Bon petit berger », pourrions-nous dire également. En voici le texte :

Un pastoureau est en peine, esseulé,
Étranger au plaisir, à l’allégresse ;
De sa bergère il se souvient sans cesse,
Le cœur par amour tout déchiré.

Point ne pleure que l’amour l’ait blessé,
D’être en peine là n’est pas sa douleur ;
Bien que son mal lui meurtrisse le cœur,
Il pleure à la pensée d’être oublié.

Car rien qu’à la pensée d’être oublié,
En grand peine, de sa belle bergère,
Se laisse blesser en terre étrangère,
Le cœur par amour tout déchiré.

Et le pastoureau crie : « Infortuné
Celui qui à l’amour porte l’absence
Et ne veut pas jouir de ma présence,
Et mon cœur par son amour tout déchiré ! »

Et puis longtemps après il est monté
En haut d’un arbre où, ses beaux bras ouverts,
Mort il est demeuré pendu en l’air,
Le cœur par amour tout déchiré.

On a là comme un prolongement de notre page d’évangile, le triste languissement du berger face à l’amour perdu de sa bergère. Et ce qui est frappant ici c’est qu’il est fait mention non pas tant des sentiments que suscite le berger dans le cœur de la bergère, le Bien-Aimé dans l’âme, que des sentiments que ressent le propre berger : « point ne pleure que l’amour l’ait blessé, […] il pleure à la pensée d’être oublié ». Le Bon Berger ne craint pas tant d’être mal aimé que ne plus être aimé du tout ! « Infortuné celui qui à [mon] amour porte l’absence ». L’amour du Bon Berger a beau être déchiré, il demeure. Le Bon Berger meurt « le cœur par amour tout déchiré ».

Dès lors, il nous revient d’être moins sauvage que la bergère ingrate que nous présentent les vers de saint Jean de la Croix. Ne laissons pas le Bon Pasteur « esseulé ». En ce temps où le monde est arrêté, où l’adversité se fait plus forte, où l’amour a du mal à se manifester, nous pourrions être tentés par le pessimisme, le repli sur soi, le syndrome « du glissement ». Alors, non, essayons au contraire de persévérer dans le « faire mémoire », contre l’oubli qui meurtri le cœur du Bon Berger. Intercédons, prions les uns pour les autres. Trouvons les moyens de nous rendre présents à Dieu et les uns aux autres. Il s’agit comme pour le « cerf altéré » (Ps. 41 / 42, v. 2) de poursuivre notre recherche de Dieu, notre dialogue d’amour avec Lui sans jamais étancher notre soif ; ne pas faire disparaître la soif pour ne pas que s’installe l’oubli… « Mon âme a soif de Dieu, le Dieu vivant ; quand pourrai-je m’avancer, paraître face à Dieu ? » (Ps. 41 / 42, v. 3). Là, maintenant, « le cœur par amour »… tout exalté par la présence du Bon Berger !

Amen.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *